« Provocazione è la basa dell’arte. »
[La provocation est la base de l’art.]
Décembre 2000. Le célèbre photographe Oliviero Toscani accepte l’invitation du critique d’art Giancarlo Politi pour organiser une section de la première édition de la Biennale de Tirana. Toscani décide de présenter quatre artistes controversés, auteurs d’œuvres provocatrices et scandaleuses : Dimitri Bioy, un pédophile présumé; Marcello Gavotta, pornographe avoué; Bola Equa, une activiste recherchée par le gouvernement nigérian; et Hamid Picardo, le photographe officiel de Ben Laden. Ce n’est que le début de ce qui restera dans l’histoire comme l’un des plus grands canulars de l’histoire de l’art contemporain. Maintenant que les crimes sont prescrits, les protagonistes peuvent enfin dire la vérité.
Avec The Tirana conspiracy (Il complotto di Tirana), Manfredi Lucibello raconte l’histoire complètement folle d’un homme qui a berné toute la communauté artistique le temps d’une expo.
En réalisant Il complotto di Tirana, Manfredi Lucibello s’est mis à se poser deux questions. Et ces questions sont non seulement pertinentes, mais j’avoue que je me les pose aussi parfois. Et je suis convaincu ne pas être le seul. La première est « Qu’est-ce que l’art? ». La seconde est « qu’est-ce que le cinéma documentaire? »
Et comme ce film traite d’un des plus grands mensonges de l’art contemporain, ces deux questions sont primordiales. Ça me rappelle un court métrage que j’ai vu en 2019 au FIFA. Un film du nom de Jeaborn, numéro par numéro (Roger Gariépy). Un film qui représentait un bel exemple de la nature discutable de l’art… et du mensonge.
Avant de me lancer dans le film qui nous intéresse aujourd’hui, je vais citer une chose.
Définition du cinéma documentaire selon le Treccani (une encyclopédie en ligne) : « Le terme documentaire, dans l’usage courant, désigne un film, quelle que soit sa durée, réalisé sans visée fictionnelle explicite, et donc généralement sans scénario planifiant le tournage, mais plutôt avec la disponibilité des événements et sans acteurs. Le documentaire repose sur une relation ontologique avec la réalité filmée, censée être restituée à l’écran tel qu’elle s’est manifestée devant la caméra, sans médiation. Le film est le document de cette réalité, la preuve que les choses se sont produites telles qu’elles sont projetées. En revanche, le cinéma de fiction représente une réalité médiatisée, manipulée par le cinéaste pour exprimer ce qu’il a imaginé. C’est une réalité mise en scène. Dans d., la caméra est au service de la réalité qui lui est présentée; dans le film de fiction, la réalité est retravaillée pour la caméra. Dans ce dernier, l’alliance implicite du spectateur avec l’écran est : « Je sais très bien que ce que je vois représenté n’est pas vrai, bien que ce soit vrai, et pourtant j’y crois »; Dans le premier cas, il dira plutôt : « Ce que je vois est vrai, et pas seulement vrai, et donc j’y crois.»
Pourquoi est-ce que je cite cette définition? Parce que l’idée même du mensonge est au centre du film, ce qui nous oblige, à mesure qu’on avance dans le film, à nous questionner sur ce qu’on est en train de regarder. Et la réponse n’est pas si simple.
Ne vous êtes-vous jamais senti floué? Tel un jeu de boîtes chinoises qui révèle peu à peu la vérité, la question revient au bon moment dans ce documentaire irrévérencieux sur l’art contemporain et ses dérives, qui reconstitue les faits entourant ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de « Conspiration de Tirana », l’une des plus grandes performances de l’histoire de l’art contemporain.
Le mot « performance » est utilisé ici. Est-ce qu’une performance qui met en scène un mensonge peut être considérée comme étant de l’art, ou est-ce simplement une fraude?
Je vous avertis tout de suite, ce texte risque de rester assez flou, car il sera extrêmement difficile de l’analyser sans vendre les punchs et ainsi détruire l’Expérience des spectateurs. J’en profite donc pour vous inviter fortement à aller le voir. Maintenant, je me lance…
C’est en 1999 que Flash Art, l’un des magazines d’art contemporain les plus importants d’Europe au moment, publie un classement des 50 meilleurs artistes italiens des cinquante dernières années. Après une chicane entre Oliviero Toscani et le rédacteur en chef du magazine, Toscani est choisi pour être un des curateurs de la toute première Biennale de Tirana. C’est là que l’histoire devient folle.
Toscani, et les organisateurs de la biennale travailleront uniquement par l’échange de courriels. Le photographe et curateur propose ainsi 4 artistes peu connus et controversés. Dimitri Bioy, originaire de Miami, mais d’origine slave, pédophile avoué, tourne des vidéos de sexe amateur dans lesquelles il se déplace d’un hôtel à l’autre en compagnie d’adolescents, et a proposé une série de photographies d’adolescents nus pour la Biennale de Tirana. La Nigériane Bola Ecua, dont l’œuvre dénonce la laideur et la malveillance politique, économique et culturelle de son pays à travers des images imprimées sur des photocopies. L’Italien Carmelo Gavotta, marchand de journaux de Cuneo, dont les courtes vidéos anticipaient avec une simplicité brutale que la pornographie pouvait être produite par n’importe qui avec un instrument d’enregistrement d’images. Et enfin, l’Arabe fondamentaliste Hamid Piccardo, photographe officiel de Ben Laden et d’Al-Qaïda.
Mais si ce n’était que ça… L’affiche de la biennale qui sera créée par Toscani représente un geste paradoxal et dangereux. Mais je garde la surprise pour ceux qui regarderont le film.
Pourquoi je raconte tout ça? Parce que ces propositions de l’artiste italien serviront à démontrer une chose importante à propos de l’art contemporain, ou plutôt à propos de ces soi-disant spécialistes de l’art. Tous ces choix douteux ont été acceptés, car ils représentent, apparemment, des artistes incroyables. Mais est-ce vraiment le cas? Est-ce que ce documentaire serait au final, une sorte de critique envers le système? Il n’y a pas de réponse simple, je vous le dis tout de suite…
Le succès de cette opération, qui a transformé une sorte de troll informatique en une affaire sérieuse portée devant les tribunaux, réside dans la complicité involontaire d’un système artistique vide et imbu. Internet a permis d’influencer et de changer la réalité en pointant du doigt le côté prétendument malade de l’art contemporain. La Conspiration de Tirana a le mérite d’avoir enfoncé le couteau dans les points faibles du système artistique : les stratégies de marché et les relations collectionneurs-marché-artistes, mais elle a aussi le défaut de n’avoir pas réussi à changer les choses après les avoir révélées. Et c’est une autre des forces du documentaire de Lucibello.
Mais que dit le réalisateur à propos de son film?
« Mon film sera le document de la réalité, la preuve que les événements du « complot de Tirana » se sont déroulés tels qu’ils ont été projetés. Ma caméra sera au service de la réalité. Je ne serai ni médiateur ni manipulateur de la réalité. J’entretiendrai également une relation ontologique avec la réalité. Mais que se passera-t-il s’il n’y a pas de réalité? Je n’aurai d’autre choix que de la représenter pour ce qu’elle est : un mensonge. »
Et c’est là que le spectateur reste avec un gros point d’interrogation dans la face. Est-ce que je me suis fait flouer avec ce supposé documentaire, ou est-ce réellement un documentaire qui montre la vérité? Mais au final, c’est quoi un documentaire?
Un film à voir absolument!
Il complotto di Tirana est présenté au Festival International du Film sur l’Art, le 15 mars 2025.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième