Antimoderne

L’antimoderne | Première partie

Le 12 novembre 2023

Cela m’a pris un mois pour me décider à voir Testament, le plus récent long-métrage de Denys Arcand, sorti début octobre 2023. Ce cinéaste est certes l’un de mes favoris, au Québec, et j’apprécie l’immense majorité de son oeuvre, y compris ses opus considérés comme mineurs. C’est ainsi que je trouve plusieurs qualités à des titres comme Le crime d’Ovide Plouffe (1984), Joyeux calvaire (1996), Stardom (2000) et même Le règne de la beauté (2014). Par contre, je n’aime pas du tout L’âge des ténèbres (2007) et La chute de l’empire américain (2018), le premier comptant au rang des films québécois qui m’ont le plus déçu. Je craignais que Testament ne se situe dans la même veine. 

La sortie du film s’est aussi accompagnée d’un ballet parfaitement chorégraphié de réactions prévisibles. Les cinéphiles de plus de cinquante ans se sont précipités en salle et ont semblé satisfaits, les plus jeunes sont restés indifférents. Les chroniqueurs de Québecor ont crié au génie, proclamant à grand renfort d’hyperboles la lucidité d’Arcand, tandis que les intellectuels plus progressistes ont redit à quel point, selon eux, le cinéaste est rendu « mononc’ ». 

Bref, depuis la première, tout s’est déroulé exactement comme on s’y attendait depuis que le synopsis a été diffusé pour la première fois et il m’a semblé que la plupart des conversations portaient plus sur ce qu’Arcand représente dans le discours public actuel que sur quoique ce soit d’autre. C’était à se demander s’il était même nécessaire de faire le déplacement en salle, tant toutes les réactions avaient l’air prévues d’avance. Chose certaine, il m’était difficile d’éprouver de la curiosité, car tout semblait indiqué que je n’avais que peu de chances d’être surpris. J’ai finalement acheté mon billet et…

Testament
Testament

Je n’ai pas été surpris. Je n’ai en fait que très peu à écrire sur Testament, car rien ne m’a marqué. Certaines scènes étaient touchantes, d’autres ratées. J’ai aimé la chimie entre Rémy Girard et Sophie Lorrain, mais les autres performances m’ont laissé de marbre. La lumière était splendide, le reste de la mise en scène, adéquate, sans plus. Somme toute, il s’agit d’une production on ne peut plus banale. Et c’est cela qui m’attriste, car j’aurais aimé qu’Arcand finisse sa carrière avec quelque chose de plus marquant, comme cette adaptation de Trente Arpents qu’il a un temps envisagé. 

Voilà pourquoi j’aimerais profiter de cette occasion pour parler d’Arcand, pour rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, sa filmographie était tout sauf ordinaire. La suite de ce texte est donc la version allongée et modifiée d’une rétrospective sur le cinéaste parue dans le dossier « Cinéastes préférés » du Ciné-Bulles d’automne 2020 (volume 38, numéro 4). 

Les arts

Lors d’une classe de maître donnée par Sophie Deraspe dans le cadre des RVQC 2020, la réalisatrice affirmait qu’elle aime le cinéma, car, selon elle, un film est « une œuvre d’art totale, qui rassemble le visuel, la musique, l’écriture », mais, un film contient aussi bien souvent « de la philosophie, de la psychologie, de l’Histoire, même du sport… ». Le Septième art serait donc la forme d’expression ultime. Lorsque Deraspe énonçait la vision de son art, une constatation s’est imposée à moi : l’œuvre de Denys Arcand est une de celles qui correspond le mieux à cette idée que le film est à la fois le médium esthétique le plus complet et un véhicule privilégié pour les réflexions en sciences humaines. 

Et c’est cela qui fait d’Arcand mon cinéaste favori. Il est le réalisateur québécois qui a le mieux réussi à canaliser au sein de son œuvre toutes les possibilités créatrices et intellectuelles du Septième art. Sur le plan des idées, l’œuvre d’Arcand n’a rien à envier à celles de grands écrivains comme Hubert Aquin ou Pierre Vadeboncoeur. Comme ces auteurs, il ne se cantonne pas à des référents locaux, mais se montre capable de penser la culture québécoise à partir des grandes œuvres artistiques et philosophiques mondiales, créant ainsi des produits culturels s’ancrant dans la culture occidentale dans son ensemble.

Un des éléments que j’ai toujours apprécié du cinéma arcanien est que chaque film me semble avoir été pensé comme un hommage à une discipline artistique. Cela s’observe dès son premier long-métrage de fiction, le film noir La maudite galette (1972), qui se situe à mi-chemin entre le drame social et l’histoire sordide de bandits. Avec ses dialogues comiques à la Michel Tremblay – qui capturent toute la richesse et la vigueur du parlé ouvrier canadien-français – et ses longs plans-séquence fixes qui laissent les acteurs improviser, nul besoin de chercher bien loin de quelle discipline La maudite galette s’inspire. Le film est une pièce de théâtre! Une pièce de Théâtre de Boulevard, qui puisait, avec une intrigue reposant sur des éléments criminels et un enchevêtrement de situations mélodramatiques qui finissent par causer la perte des personnages. Le postulat de départ est que les protagonistes veulent dérober la fortune d’un vieil oncle riche qui vit seul à la campagne. Avec cette prémisse, La maudite galette confirme son appartenance au Boulevard, un genre théâtral du milieu ouvrier qui montre souvent des histoires de gangsters et a d’abord pour but d’impressionner les spectateurs par tous les moyens (acrobaties, bagarres, farces grivoises). Arcand, dans son cas, utilise la surenchère gore pour marquer l’esprit de son public, puisque La maudite galette se transforme vite en cavale meurtrière où plusieurs personnages se disputent l’argent. 

Maudite galette
Maudite galette

Un autre film d’Arcand poursuit l’hommage au théâtre populaire. C’est Gina (1975), qui relate encore un récit criminel, soit la vengeance d’une danseuse nue contre une bande de motoneigistes abuseurs, avec moult fulgurances violentes et érotiques destinées à ébahir le spectateur. Gina contient en effet une scène de striptease de plusieurs minutes, une scène de viol collectif et toute une séquence finale où les violeurs sont massacrés, dont un au moyen d’une souffleuse à neige. Par ailleurs, je note que ces deux films d’Arcand contiennent plusieurs critiques sociales qui dénoncent la pauvreté des Québécois, la misogynie, la criminalité rampante dans la province et la censure gouvernementale. Fin limier, Arcand sait que ses dénonciations vont mieux passer si elles sont accompagnées de sexe et d’hémoglobine, ce qu’il inclut dans son film avec un plaisir évident. 

De manière plus évidente, Jésus de Montréal (1989) et Love And Human Remains (1993) comportent des aspects théâtraux, le premier mettant en scène un groupe de comédiens devant produire une version contemporaine de la Passion et le second étant adapté d’une pièce de Brad Fraser. Tous ces opus témoignent d’à quel point le Sixième Art est important pour Arcand et influence la plupart de ses fictions.

Love and human remains
Love and human remains

 Même dans Le confort et l’indifférence, un documentaire, Arcand recrute le légendaire homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard pour réciter, avec une élégance consommée, des passages de l’œuvre du philosophe Nicolas Machiavel. Notons au passage qu’Arcand partage une histoire d’amour avec le théâtre L’espace GO, où il met en scène Les lettres de la religieuse portugaise (1990) – premier grand rôle d’Anne Dorval – et où est produite l’adaptation scénique du Déclin de l’empire américain en 2016. 

Avec Stardom, l’auteur poursuit son hommage aux arts de la scène, avec une mise en scène assez inspirée des spectacles de cabaret et même du cirque. En effet, l’intrigue de Stardom est à ce point décousue qu’elle prend la forme d’un spectacle cabotin composé d’une série de saynètes n’ayant comme seul fil rouge le fait de se dérouler sur des plateaux télévisés ou dans le cadre d’émissions à potins. Les numéros de vaudeville se succèdent à l’écran avec la vitesse étourdissante qui caractérise la « culture du zapping » des années 1980-1990.

 La plupart des scènes sont dépourvues de profondeur, mais ce serait mal connaître Arcand que de penser qu’il ne s’agit pas de second degré. Il arrive à faire ressentir toute la vacuité et l’outrance des médias de masse, ici les représentants de tous les travers de la modernité. Dans l’un des passages les plus burlesques de cet opus, l’ambassadeur poussiéreux qui sert de troisième mari à la protagoniste finit par en avoir assez des caméras qui suivent son épouse partout. Il l’attire donc loin des objectifs, mais se rend compte qu’elle porte un micro-cravate, qu’il arrache furieusement. Dans le reste de la scène, qui est donc muette, on voit le diplomate revenir vers la caméra, gesticuler furieusement, lancer le micro au caméraman, avant que sa femme ne lui saute dessus et s’accroche à son dos, commençant une violente bagarre.  Cette scène, digne de Buster Keaton, montre bien à quel point Stardom est un joyeux délire carnavalesque. 

Si l’on s’écarte de la scène, le troisième film de la trilogie qu’Arcand consacre au banditisme, Réjeanne Padovani (1973) – que je considère comme l’égal québécois de The Godfather (Coppola, 1972) – rend hommage à un autre art. Le film prend place chez le mafieux Vincent Padovani, qui reçoit son avocat, le maire de Montréal, un ministre provincial et son conseiller politique, tous accompagnés de leurs épouses, pour inaugurer un nouveau tronçon d’autoroute construit par les entreprises Padovani. La soirée se corse lors du retour de l’ex-femme du caïd, qui donne son titre au film. Le long-métrage est un portrait vitriolique de l’influence du crime organisé dans la sphère politique québécoise, qui révèle l’ampleur de la corruption dans le gouvernement et le contrôle de l’information pratiqué par les décideurs. Mais au-delà de la dimension politique, Réjeanne Padovani est un film sur la peinture. D’abord, la demeure du mafieux Padovani prend l’allure d’une galerie d’art, tant sa décoration contient de magnifiques tableaux d’art moderne évoquant les oeuvres de Borduas et Riopelle. La direction artistique du film inclut plusieurs toiles automatistes, accrochées sur d’amples tapisseries de velours noir, ce qui confère à l’image un lustre distingué. 

Réjeanne Padovani
Réjeanne Padovani

Les codes de la peinture se retrouvent aussi dans la direction photo, qui s’accorde parfaitement avec les décors feutrés et qui baigne tout le film dans un clair-obscur digne des peintres du Siècle d’Or hollandais. En fait, Réjeanne Padovani m’apparait comme un défilement de tableaux rubéniens montrant une cour d’aristocrates modernes au sommet de leur puissance et de leur élégance, dans la logique de l’art classique qui a longtemps eu pour but de représenter la classe dirigeante. La direction photo laisse également présager ce qui va arriver dans le récit par l’usage de la composition. Lors d’une scène de repas, les quatre couples sont assis autour de la table. Durant les échanges, la caméra ne cadre pas les membres d’un couple ensemble, comme il serait de mise dans une mise en scène classique, mais multiplie les angles baroques pour isoler chaque membre d’un couple donné avec celui ou celle qui deviendra son amant.e, avant la fin de la soirée. 

Le réalisateur fera un autre film dans lequel les environnements reflètent la personnalité des personnages. Il s’agit du Règne de la beauté. Les décors, signés par l’architecte Pierre Thibault, correspondent au regard qu’Arcand porte sur la génération Y. Les protagonistes du film— tous d’une beauté à couper le souffle — vivent des existences d’esthètes qui reposent uniquement sur la sexualité et les apparences. Leurs maisons, des constructions minimalistes, vides et aérées par l’omniprésence de baies vitrées, sont une incarnation du mode de vie et de la pensée de leurs propriétaires. Le règne de la beauté, injustement vu comme un film dénué de propos, est pour moi une œuvre méditative, un hommage à l’architecture, qui laisse le cadre visuel exprimer la lecture du cinéaste de la réalité contemporaine. 

Le règne de la beauté
Le règne de la beauté

Les arts visuels et le théâtre sont certes des disciplines chères à Arcand, mais la plus importante pour lui, après le cinéma, est sans contredit la musique, qui unit toute son œuvre. Le réalisateur porte une attention particulière au rapport entre la mélodie et l’image. Déjà dans son court documentaire Volleyball (1965), il se sert d’une musique électronique produite par des synthétiseurs pour rythmer un match olympique entre les Russes et les Américains. Les mouvements des athlètes semblent produire le son. Plus tard, dans Réjeanne Padovani, l’auteur fait intervenir un air d’opéra de Glück, d’abord chanté par une invitée de Padovani, puis reprise avec une beauté lancinante, lorsque le mafieux traverse en limousine l’autoroute qu’il a construite, en surplomb d’un quartier défavorisé de Montréal (le Faubourg à m’lasse) qui a été rasé pour faire place au projet. Le chant renforce la dimension tragique de l’évènement. La musique revient dans Gina, où les riffs agressifs de guitare électrique soulignent le côté inhospitalier du bar de motoneigistes où la danseuse se trouve. Enfin, Le Déclin… débute sur un plan-séquence dans les couloirs de l’Université de Montréal, au son d’une musique de Haendel arrangée par François Dompierre, en l’une des scènes d’ouverture qui m’ont le plus marquées de toute ma carrière cinéphilique. Scène reprise dans Les invasions…, cette fois dans les couloirs d’un hôpital, où la musique est cette fois entrecoupée par les plaintes des malades, témoignant de l’assombrissement de la trame narrative. 

À suivre…

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Le 12 novembre 2023

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