Phi 1.618 - une

[RVQC] Phi 1.618 — Amalgame dystopique 

    « Tu es dénué de talent parce que tu es immortel. Si tu étais mortel, tu écrirais de la poésie. »

Phi 1.618

En adaptant THE SPINNING TOP de Vladislav Todorov, Theodore Ushev nous plonge au cœur d’un futur dystopique peuplé de biotitans, asexués et immortels. Menacés par la toxicité de leur planète, ils planifient leur fuite dans un immense vaisseau spatial. Mais c’est alors que le calligraphe Krypton voit un livre interdit se métamorphoser en Gargara, une jeune femme punk et fougueuse, et que ce fragile équilibre bascule…

Phi 1.1618 nous plonge ainsi dans un univers à la fois familier et inusité, son traitement formel audacieux aurait pu être mieux dosé, mais il témoigne d’une originalité qui frôle la virtuosité.

Phi et Bulgarie?

La lettre Grecque Ф (Phi) est un nombre irrationnel (1.618) qui correspond au nombre d’or et aux « proportions divines ». Source de fascination pour ses applications multiples, allant de l’architecture à la nature en passant par les mathématiques et la peinture, ce chiffre est à l’image du premier long métrage de Theodore Ushev : mystique et hétéroclite. Après plusieurs courts métrages d’animations expérimentaux réalisés avec l’ONF, comme Vaysha, l’aveugle (2016) et Physique de la tristesse (2019), l’artiste nous offre ici un objet singulier : une épopée dystopique mélangeant la fiction et plusieurs techniques d’animations. Même dans ses projets entièrement réalisés au Canada, le travail d’Ushev intègre souvent des codes et des techniques soviétiques, il est alors peu surprenant que ce projet tourné en Bulgarie s’inscrit d’autant plus dans cette identité. 

Pour un peu de contexte, la Bulgarie n’a jamais fait partie officiellement de l’URSS, mais elle était partie prenante du bloc communiste qui s’écroula en 1990. En conséquence, ses paysages sont parsemés de bâtiments dont l’iconique architecture soviétique contraste avec le délabrement, signe d’une époque révolue. C’est un décor qui s’apprête déjà à la dystopie, mais que Theodore Ushev, en bon plasticien, est venu amplifier en le combinant à l’esthétique industrielle : ciment, métal, horloge, fumée. L’influence du cinéma de propagande soviétique est également omniprésente, en commençant par des séquences reproduisant tous les codes de l’époque : noir et blanc granuleux, musique grandiose, intertitres, régime totalitariste…

Phi e Bulgarie

La lutte de pouvoir est effectivement au cœur du récit. Le groupe d’élite pour lequel le protagoniste Krypton travaille et contre lequel il sera amené à se révolter semble représenter un amalgame entre le communisme stalinien et le nazisme. Avec leurs uniformes, leurs drapeaux rouges saillants et leurs yeux partout, ils préparent le départ de leur vaisseau. Avec sa forme spirale, on comprend assez bien son nom : la toupie. On peut ici voir une autre référence à un pionnier du cinéma soviétique, Dziga Vertov, dont le nom en Ukrainien signifie « toupie qui tourne », une analogie qui s’inscrit entièrement dans l’énergie du film. 

Surréalisme, expressionnisme, existentialisme 

Cet univers plastique, dystopique et coloré est définitivement unique, mais on peut y voir une familiarité avec le cinéma expressionniste allemand, ou ses héritiers contemporains comme les Winnipegois Guy Maddin (Brand Upon the Brain!, 2006) et Matthew Rankin (The 20th Century, 2019). Ce qui est particulier dans le cas de Phi 1.618, c’est que la majorité de l’atmosphère surréaliste était déjà présente dans le paysage (des lacs de sel rouge, des monuments communistes au milieu des plaines), le travail plastique s’est donc concentré sur les costumes, empruntant largement à l’esthétique steampunk. 

Malgré l’environnement souvent anxiogène, le film l’est rarement grâce à  son ton : un humour décalé, mais sobre. Une absurdité qui pastiche les archétypes afin d’en souligner le ridicule, mais qui s’accompagne également d’un sentiment d’existentialisme, d’acceptation de l’absurde, incarné par le protagoniste Krypton, un immortel apprenant au fil de ce voyage que le désir s’accompagne de la mortalité. Un protagoniste stoïque et silencieux parcourant un environnement dystopique peuplé de personnages tous plus colorés les uns que les autres : un gourou acclamé par ses adorateurs imitant des poules, un terroriste qui souffre éternellement des symptômes de la puberté, des paysannes et paysans portant de faux ventres pour consoler leur infertilité…

Phi 1.618 - Surréalisme

Malgré ces personnages inusités, la trame principale s’appuie sur le modèle de récit le plus archétypal : un prince devant embrasser une princesse pour la délivrer de sa malédiction. La structure narrative est ainsi très linéaire, les événements s’enchaînent comme une quête prédéfinie et logique. Ceci permet certainement une clarté de récit, mais les codes ne sont pas suffisamment pervertis, les attentes ne sont pas assez déjouées. Cette simplicité narrative est d’autant plus modeste quand on la compare à l’extravagance des jeux formels. 

Esthétique(s)

Quand un cinéaste d’animation fait un passage à la fiction, on peut s’attendre à une esthétique audacieuse et Theodore Ushev ne fait pas exception ici. En plus des séquences de films muets, il mélange plusieurs types d’animations : l’estampe (dont les courts métrages de Ushev sont majoritairement composés), la mosaïque, le dessin sur pellicule, mais aussi d’autres plus surprenants comme le menu de jeu vidéo. Ces séquences témoignent d’une créativité rafraîchissante, mais j’aurais aimé qu’elles interviennent plus souvent dans le récit. En effet, les types d’animations sont tellement nombreux qu’ils ne reviennent que deux ou trois fois dans l’histoire, ne permettant pas d’approfondir assez leur signification. 

Tout comme du côté de l’image, la trame sonore est hétéroclite et multi-identitaire : chants soviétiques,  bruits industriels, synthétiseur ambiant, mais aussi, là où on pourrait le moins s’y attendre, de la musique montréalaise. Ce qu’il faut savoir, c’est que même si le film est entièrement tourné en Bulgarie, la majorité de la post-production s’est déroulée à Montréal. 

Cet amalgame unique entre l’identité bulgare et montréalaise, peu de personnes auraient pu le faire, c’est en partie ce qui fait la touche de Theodore Ushev. Phi 1.618 nous plonge ainsi dans un univers à la fois familier et inusité, son traitement formel audacieux aurait pu être mieux dosé, mais il témoigne d’une originalité qui frôle la virtuosité.

Bande-annonce  

Fiche technique

Titre original
Phi 1.618
Durée
95 minutes
Année
2022
Pays
Bulgarie / Canada
Réalisateur
Theodore Ushev
Scénario
Vladislav Todorov
Note
8 /10

1 réflexion sur “[RVQC] Phi 1.618 — Amalgame dystopique ”

  1. The film is competing in the Moscow Film Festival this April. I was with the impression that Canada is an adversary of Russia in the current conflict. Why would a Canadian film be entered in this festival, which is directly controlled by the Russian state? haven’t you wanted your time in reviewing it?

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Fiche technique

Titre original
Phi 1.618
Durée
95 minutes
Année
2022
Pays
Bulgarie / Canada
Réalisateur
Theodore Ushev
Scénario
Vladislav Todorov
Note
8 /10

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