Concrete Valley

[RIDM] Concrete Valley — No man’s land à Toronto

« Je ne te reconnais plus! »

Les jurys des diverses compétitions ont rendu leur verdict et les RIDM qui se sont achevées le 27 novembre ont annoncé les titres heureux gagnants. Dans la compétition nationale longs métrages, c’est The Dependents de Sofía Brockenshire qui reçoit le Grand Prix pour le meilleur long métrage et Self-Portrait de Joële Walinga reçoit le Prix spécial du jury. Bravo aux gagnantes de cette compétition. Ces films récompensés ne peuvent néanmoins cacher la qualité des autres titres de cette sélection de 7 documentaires canadiens qui étaient en lice dans cette compétition. 

Parmi elles, il y avait Geographies of Solitude de Jacquelyn Mills que j’avais pu voir plus tôt dans l’année au Hot Docs : voyage sensoriel à couper le souffle dans la beauté et le mystère de Mère Nature, film qui avait remporté à Toronto le Prix du Meilleur long métrage documentaire canadien. J’ai vu aux RIDM Concret Valley. Antoine Bourges, son réalisateur, canadien-français, a été remarqué il y a dix ans avec son fabuleux court métrage East Hastings Pharmacy primé au DOXA à Vancouver. L’originalité du projet était de mélanger la fiction et le documentaire avec le recours à une actrice qui joue une pharmacienne dans une clinique de méthadone et interagit avec de vrais consommateurs. Concret Valley suit un chemin similaire dans sa conception en livrant un docufiction sur le thème des nouveaux arrivants au Canada avec l’adaptation d’une famille syrienne à Toronto. Le film est soutenu par le programme Talents en vue de Téléfilm Canada. Sa qualité artistique et sa vision rappellent le bienfondé de cette initiative fédérale qui accompagne des artistes émergents d’ici pour faire exister leurs voix dans une industrie très compétitive et avide de profits. 

Geographies of Solitude
Geographies of Solitude

Au-delà du docufiction

Les premières images de Concrete Valley peuvent paraître déroutantes. Antoine Bourges brouille les pistes. Un homme, avec une stature d’acteur, erre dans une forêt au cœur du crépuscule. Image de fiction, direction artistique, on se questionnera d’ailleurs tout le long du film de la part d’improvisation, de vécu et de réel dans ce projet constitué à partir des multiples expériences des habitants d’une communauté d’immigrants de Toronto. Après la forêt, on se retrouve directement dans un appartement lambda où on fait la connaissance de la compagne de l’homme et de leur fils, tous deux joués également par des acteurs. On parle arabe à la maison et anglais à l’extérieur. On passera finalement peu de temps dans l’enceinte familiale, le cinéaste préférant montrer les épreuves de ses protagonistes au contact du monde extérieur sur le chemin au long cours de l’intégration. Pas de tour CN, pas de lac Ontario, pas de Queen’s Park : aucun symbole de la ville de Toronto dans Concrete Valley. L’action se déroule dans une banlieue quelconque que l’on trouve dans n’importe quel pays ou ville du monde occidental. Antoine Bourges accentue la perte de repères de cette famille syrienne d’une façon stupéfiante.

L’homme est médecin, mais ne peut exercer son métier officiellement au Canada si bien qu’il cherche des patients parmi les communautés multiculturelles que regorge son immeuble pour poursuivre son activité de façon non lucrative, mais généreuse. Si on peut imaginer le parcours du combattant pour faire valider l’équivalence de ses diplômes en provenance de cette région du monde, le documentaire ne s’attarde pas là-dessus. Il filme un état des choses. De son côté, la femme est cantonnée à un rôle domestique au début, puis très vite elle acquiert au fil du récit une liberté d’action et de pensée, perturbant son mari qui lui dit alors : « Je ne te reconnais plus! ».  Elle rejoint en effet une association qui sensibilise les communautés de son quartier sur les gestes civiques en ramassant les ordures laissées par d’autres et se lie d’amitié avec d’autres familles pour partager des moments conviviaux notamment au bord d’une rivière. Cette belle scène au bord du cour d’eau, fictionnalisée, où la femme se réveille désorientée après une sieste constitue une magnifique métaphore sur les trajets des nouveaux arrivants ici au Canada qui doivent se reconstruire littéralement : rupture des valeurs, société de consommation, liberté individuelle, société inclusive. Quitter un pays est une petite mort en soi et ce réveil pour la femme est comme une seconde vie où elle prend (enfin) sa vie en main.

concrete valley 1

Projet intellectuel, proche d’un travail de sociologue, on pourrait certes reprocher parfois à Antoine Bourges son manque de chaleur, un déroulement dramaturgique un peu trop mécanique et une interprétation relativement froide, mais Concrete Valley marque les esprits bien après le visionnage. Il parvient à matérialiser un déracinement des valeurs et un bousculement du sens même de la vie dans le processus d’intégration dans un nouveau pays. Les scènes avec l’homme médecin et ses patientes l’expriment si bien. Sur les terres du charnel, les corps se lient, le docteur caresse la cheville brisée d’une femme pour laquelle il semble ressentir des sentiments, avant de danser un slow avec une autre patiente. L’étrangeté de ces scènes incarne le changement de personnalité qui s’opère sur les personnes s’installant ici ou ailleurs : des êtres en devenir, faisant table rase du passé, qui se réinventent, et, au final, une occasion plus ou moins heureuse de réapprendre à vivre et d’écrire de nouvelles pages de leur histoire. Concrete Valley est finalement empreint de poésie et le film est une belle réussite également pour cela.

Concret Valley est présenté aux RIDM les 19 et 21 novembre 2022.

Fiche technique

Titre original
Concret Valley
Durée
90 minutes
Année
2022
Pays
France
Réalisateur
Antoine Bourges
Scénario
Teyama Alkamli, Antoine Bourges
Note
8 /10

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Fiche technique

Titre original
Concret Valley
Durée
90 minutes
Année
2022
Pays
France
Réalisateur
Antoine Bourges
Scénario
Teyama Alkamli, Antoine Bourges
Note
8 /10

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