Il me serait bien facile de blâmer la pandémie pour le peu de nouveautés que j’ai regardées cette année. Hélas, la triste vérité est que je n’ai pas suffisamment profité de la réouverture estivale des salles de cinéma, ni n’ai participé avec beaucoup d’enthousiasme à l’expérience des festivals en ligne. Cela témoigne d’une certaine paresse de ma part. Ainsi ai-je manqué beaucoup de films québécois importants, comme La déesse des mouches à feux, Nadia – Butterfly, My Salinger Year, Errances sans retour, CHSLD mon amour, en plus de rater des sorties internationales comme Été 85, Druk, Beanpole, Nomadland, et ainsi de suite. Qu’à cela ne tienne, je crois tout de même en mesure de concocter un top intéressant à partir de mes quelques visionnements de cette année. Sans plus attendre…
Le confinement m’a donné du temps libre pour découvrir la vaste filmographie de Spike Lee, lequel s’est hissé haut dans ma liste de cinéastes américains favoris. Le moins que l’on puisse dire est que ce cinéaste a un style plutôt caméléon, qui peut passer par plusieurs genres cinématographiques et plusieurs tons, parfois dans le même film. Après tout, Lee a commencé dans les années 1980-1990 en signant des comédies dramatiques très réalistes, et assez peu militantes, sur le quartier de Brooklyn (qu’il appelle ses « Chronicles of Brooklyn Republic ») comme She’s Gotta Have it, Do the Right Thing, Mo’ Better blues et Crooklyn, avant d’enchainer avec un cinéma plus militant, constitué de films comme Jungle Fever, Malcolm X, Get on the bus, Bamboozled, 4 little girls et Summer of Sam. Les films engagés de Lee sont souvent beaucoup plus sombres et nihilistes que ces premiers opus, car ils tendent à montrer à quel point les individus d’une société sont conditionnés et étouffés par les communautés dans lesquelles ils ont grandi. Dans cette période de sa filmographie, Lee se montre assez cynique quant à la possibilité d’une bonne entente entre les différentes communautés qui composent l’Amérique. Au tournant des années 2000, le cinéaste a commencé à s’inspirer du cinéma de genre, avec des films comme 25th Hour (thriller), Inside Man (policier), Oldboy (action, remake peu inspiré du film coréen homonyme) ou Da Sweet Blood (horreur). Cette période n’est pas la plus inspirée de Lee. Néanmoins, depuis Chi-Raq et Blackkklansman, il reprend du poil de la bête, avec un cinéma redevenu activiste, mais qui est également plutôt ludique. Si Da 5 Boods est moins bien réussi que Blackkklansman, il n’en demeure pas moins que la production Netflix est d’une grande qualité, car elle reprend un peu de chaque période de l’œuvre de Lee. Da 5 Boods est à la fois la chronique de l’amitié entre quatre vétérans afro-américains du Vietnam, un film politique sur l’implication majeure – et souvent ignorée – des soldats noirs dans les conflits du XX siècle et un film de genre (action, guerre) avec des accents de blaxploitation. Le film fonctionne très bien sur les trois tableaux. Autant les personnages, magnifiquement interprétés, sont complexes et une bonne partie de l’intrigue repose sur leur besoin de faire la paix avec les démons de leur passé (une intrigue, donc, psychologique, et, tragiquement, assez proche de ce que les vrais vétérans doivent affronter), autant la réflexion sur la condition noire dans le cadre militaire et sur les crimes de guerre américains au Vietnam est pertinente. L’aspect plus « cinéma de genre » du projet lui confère un certain accès tarantinien très rafraichissant. Le cinéaste italo-américain, bien que détestant personnellement Lee, n’aurait en effet pas renié cette histoire de chasse au trésor se terminant en bain de sang, alors que plusieurs groupes veulent mettre la main sur le butin.
J’avoue avoir un faible pour les films historiques, les films politiques, les intrigues journalistiques révélant de grands complots dont la simple évocation fait frémir ceux qui savent et les protagonistes intellectuels. Il va sans dire qu’un film comprenant tous ces éléments et réalisé, qui puisait, de main de maitre par une auteure prolifique en pleine maitrise de son art, ne pouvait que se retrouver sur ma liste. J’ai peu à rajouter sur ce film, car j’en ai déjà fait la critique il y a quelques mois. On peut retrouver cette critique ici. Par ailleurs, je déplore la décision incompréhensible des distributeurs de faire circuler une version de moins de 120 minutes du film, alors que la version présentée à la Berlinale de 2019 faisait 140 minutes. Le film aurait gagné à être un peu plus long, car la partie en Ukraine, tout de même au centre de l’intrigue, est trop courte.
En histoire du cinéma, on décrit l’expressionnisme allemand comme un mouvement cinématographique où le réel objectif du film se trouve déformé, souvent de manière inquiétante, par la subjectivité des personnages. Autrement dit, l’état psychologique des protagonistes vient affecter l’univers filmique et le langage cinématographique doit aider à retranscrire ledit état psychologique à l’écran. Dans ma critique de L’acrobate, j’ai cité plusieurs cinéastes comme étant des influences évidentes de Jean, dans la construction de l’univers visuel du film. Toutefois, j’avais négligé l’expressionnisme allemand, ce qui est dommage, considérant que le long-métrage respecte parfaitement les principes de ce mouvement des années 1920-1930. En effet, la mise en scène de Jean est purement expressionniste, en cela qu’elle reflète le mental – troublé – des deux protagonistes et qu’elle rend tout leur environnement un peu inquiétant. Tout le climat du film est étrange, lourd et anxiogène, comme dans L’amour au temps de la guerre civile, Jean représente Montréal d’une manière froide et inhospitalière. La grande force du film vient du fait que toute cette ambiance poisseuse est créée sans aucun élément surnaturel ou horrifique. Les choix de cadres, de sons, d’éclairages et de décors suffisent à rendre le film inquiétant. En même temps, le film n’est pas ennuyant. Le spectateur est fasciné dès les premières minutes par le récit, par sa brutalité, par sa passion et par son imprévisibilité. La fascination qu’entretient le réalisateur pour le mouvement et le choc des corps est contagieuse, on peut dire que le côté physique du film contribue à happer le regard.
Durant la réouverture des salles, je suis allé voir It must be heaven avec ma meilleure amie au cinéma Beaubien. Elle m’a dit une phrase à propos du film qui m’a marqué : « Hey, le p’tit monsieur c’est tellement moi ». Le p’tit monsieur en question est le protagoniste muet du film, interprété par le réalisateur lui-même, qui s’inspire de Buster Keaton et Jacques Tati. Je trouve que cette phrase résume bien ce qu’il y a d’universel dans le quatrième long-métrage de Suleiman, car presque chaque être humain peut s’identifier à ce petit bonhomme impassible, constamment incrédule devant l’étrangeté du monde contemporain. La force du cinéma de Suleiman est de révéler, par l’exagération, à quel point notre réalité peut être déroutante et à quel point les interactions sociales peuvent facilement devenir « awkward ». L’intrigue du film, constituée d’une série de saynètes plus burlesques les unes que les autres, est plus que celle d’une simple comédie. Elle représente en fait un récit profondément existentialiste qui aborde, par l’humour, des thèmes assez lourds, comme l’absurdité du monde et le sentiment d’être étranger partout, de ne pas avoir de foyer. À ce propos, le film est également politique, en ce sens qu’il aborde la question palestinienne. En effet, après des décennies d’occupation israélienne – soutenue par les États-Unis, comme le rappelle symboliquement une scène à Central Park -, le sentiment d’identité perdue et d’apatridie est fort chez le peuple palestinien. Heureusement, dans les dernières scènes du film, le protagoniste finit par se découvrir un sentiment d’attachement à sa Palestine natale et trouve, au moins un temps, une appartenance et de l’espoir pour l’avenir. Néanmoins, le film est riche en symboliques et en questionnements philosophiques. Le titre, à mon sens, fait référence à l’idée d’une « terre promise » ou d’un « paradis terrestre » qui pousse tant de gens à quitter leur pays natal à la recherche d’une vie meilleure dans un autre pays. Beaucoup de ces migrants finissent invariablement déçus et se sentent perdus dans leur pays d’adoption…exactement comme le protagoniste, confronté à une pléthore de moments plus intrigants les uns que les autres. Par ailleurs, le film, toujours par le gag, montre en quoi nos origines finissent toujours par nous rattraper, comme le rappelle ironiquement une scène à l’aéroport. L’identité, l’étrangeté, l’apatridie, l’appartenance, la quête universelle de la terre d’accueil sont autant de thématiques qui habitent le film…qui est presque complètement muet ! Suleiman communique l’entièreté de sa vision par la mise en scène visuelle. La direction photo lumineuse, lisse et immaculée de Sofian El Fani est sans doute un des éléments forts du film. Par ailleurs, une lecture plus surnaturelle du film pourrait conclure que le protagoniste est mort et que son âme est en quête du paradis. Après tout, dans plusieurs scènes, les autres personnages ne semblent pas voir le protagoniste. La seule fois que ce dernier s’adresse à quelqu’un, son interlocuteur, un chauffeur de taxi, s’empresse de le comparer à Jésus Christ, qui, rappelons-le, est revenu d’entre les morts. La force du scénario de Suleiman est de laisser une grande place à l’interprétation, tout en étant diablement divertissant. La chanson thème du film, présente dans la bande-annonce, est garantie de rester dans la tête pendant plusieurs jours.
Le documentaire de Rose est mon coup de cœur de l’année pour la simple et bonne raison qu’il est sans défaut. Sa durée est parfaite, ni trop longue ni trop courte, le rythme du montage est dynamique, le récit est bien construit et demeure – même pour des néophytes en histoire – toujours accessible, le choix des images est judicieux et parfaitement accompagné par la musique de Philippe Brach, avec ses sonorités acid-rock renvoyant directement aux années 1960-1970. La recherche monumentale autour du projet est rigoureuse et le travail pour condenser toutes ces informations en deux heures est impressionnant. Mais surtout Les Rose est un film indispensable pour comprendre non seulement les évènements d’Octobre 70, mais également la naissance du mouvement souverainiste et l’ensemble de la Révolution tranquille. Le documentaire relate, avec habileté et une émotion pure, mais qui ne vire pas en mièvrerie ou en sentimentalisme, un passé pas si lointain où les francophones du Canada ont dû se soulever contre un système qui faisait d’eux des citoyens de seconde zone. Il révèle des figures méconnues, mais très importantes de notre histoire, notamment dans le cadre du féminisme, comme Rose Rose ou Lise Balcer. Sans faire l’apologie du terrorisme, comme l’a prétendu le Parti Libéral du Québec, le film tente plutôt de faire la lumière sur un passé complexe, où rien n’est tout noir, ni tout blanc et où certaines actions étaient excusables, ou du moins explicables. Les Rose refuse le manichéisme hollywoodien qui voudrait voir une condamnation sans équivoque de tous ceux qui ont un jour été désignés comme « terroristes ». À la place, il montre une époque où rien n’était simple et où les manquements aux règles démocratiques pouvaient réellement laisser croire que la voie démocratique était bloquée. Ce film n’est pas sur le FLQ, c’est un film d’un jeune homme sur sa famille et sur tous les évènements historiques qu’elle a traversé, aux côtés de légendes comme Miron, Vigneault, Ferron et Falardeau. Rose cherche à définir sa famille, et, du même coup, offre un portrait du « nous » québécois qui nous met face à des questions aussi délicates que nécessaires, la première étant bien sûr « comment se positionner face à la violence dans notre histoire ? ». La réponse est plus difficile qu’il n’y parait. Le visionnement de ce documentaire m’a fait réaliser que, en tant que jeune souverainiste, je ne suis pas fier des actions du FLQ, mais je n’ai pas honte non plus. Un visionnement essentiel pour celui ou celle qui s’intéresse à notre histoire.
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