« Le père dont je me souviens était toujours ivre ».
Le Petit Septième termine sa couverture du VIFF – le Vancouver International Film Festival – qui s’achève le 7 octobre. Après de très belles découvertes (Moving On, Beauty Water, Bad Tales, Siberia, Le diable n’existe pas), A Life Turned Upside Down: My Dad’s an Alcoholic du jeune réalisateur japonais Kenji Katagiri propose d’aborder les ravages de l’alcoolisme entre humour mordant et drame familial. Une réussite mitigée toutefois.
La journée, Toshifumi (Kiyohiko Shibukawa) est un salarié japonais banal. Mais dans les yeux de sa fille Saki (Honoka Matsumoto), il est l’alcoolique nauséabond, le corps étalé tous les soirs dans l’entrée de la maison. Si les singeries alcoolisées de son père influencent la carrière de Saki en tant qu’artiste manga, toute la famille est en souffrance.
La liste de films traitant de près comme de loin de l’alcoolisme est très longue. Plusieurs sites Internet ont d’ailleurs tenté de les recenser (par exemple, Senscritique.com, en France). L’universitaire belge Dick Tomasovic, professeur de cinéma à l’Université de Liège, a même écrit un ouvrage sur le sujet qui s’intitule Shots ! Alcool et Cinéma (Les éditions du caïd, 2015).
Bon nombre de ces œuvres, de divers registres, ont pu marquer les esprits. On pense notamment aux comédies Le Dernier Pub avant la fin du monde d’Edgar Wright (The World’s End, 2013), version anglaise du film culte Lendemain de veille de Todd Philipps (The Hangover, Etats-Unis, 2009), sans oublier les classiques tels que Un singe en hiver d’Henri Verneuil avec Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo sur des dialogues signés par Michel Audiard (France, 1962), le croustillant Boire et déboires de Blake Edwards (Etats-Unis, 1987) et le sublime et burlesque Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin (Etats-Unis, 1931).
L’alcoolisme rime bien sûr aussi avec drame. Blake Edwards, encore, réalise en 1962 Le Jour du vin et des roses (Days of Wine and Roses, Etats-Unis), le réalisateur canadien Ted Kotcheff fait Réveil dans la terreur (Wake in Fright, Etats-Unis, 1971) avant son cultissime Rambo. Il faudrait voir ou revoir Qui a peur de Virginia Woolf? de Mike Nichols (Who’s afraid of Virginia Woolf?, Etats-Unis, 1966) et Le Poison de Billy Wilder (The Lost Weekend, Etats-Unis, 1945), ou encore Betty de Claude Chabrol avec la fragilité débordante de Marie Trintignant (France, 1992). Souvenons-nous également quand Marco Ferreri adaptait les Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski avec une prestation remarquable de Ben Gazzara en pochtron intellectuel (Italie, 1981), et, plus récemment, du grandissime Leviathan d’Andreï Zviaguintsev (Russie, 2014) où l’alcool coule à flot dans une ville côtière totalement corrompue.
Le personnage d’ivrogne incarné par Dean Martin, méconnaissable dans le western crépusculaire de Howard Hawks Rio Bravo, reste aussi gravé dans nos mémoires (Etats-Unis, 1959). Enfin, la scène du rêve sous l’emprise de l’alcool dans le film muet légendaire Le Dernier des hommes de Friedrich Wilhelm Murnau est un moment d’anthologie dans l’histoire du cinéma (Der Letzte Mann, Allemagne, 1924).
L’alcoolisme, comme fléau de la société, ange terrible qui entre dans les chaumières comme dans les âmes fragiles et torturées, beauté fatale et charmante de la divinité dionysiaque, a conquis le cinéma après avoir inspiré pendant des siècles la littérature et la peinture. Les artistes ont trouvé en lui une source de créativité infinie et le septième art un modèle dramaturgique et visuel : un personnage à double tranchant, tantôt allié, tantôt ennemi, mais toujours malin et destructeur.
Revenons à la comédie familiale A Life Turned Upside Down: My Dad’s an Alcoholic. Le cinéaste Kenji Katagiri fait de l’alcool le motif central et parfois répétitif du film. Il donne le ton dès le départ avec une musique légère, des bruitages exagérés de bouteilles et un générique constitué de dessins enfantins. L’enfance, en effet, le père ne l’a jamais vraiment quittée. Prenant aucune responsabilité, individualiste, ignorant sa famille, c’est un éternel adolescent qui se laisse influencer par ses mauvaises fréquentations et aime prendre une biture tous les soirs après le travail. Sa fille documente d’ailleurs ses cuites en les marquant d’une croix sur le calendrier accroché au milieu de la pièce de vie. Ce même plan du calendrier avec ce geste machinal, on le verra beaucoup dans le film, ce qui donne alors un ton un peu plus dramatique en changeant le point de vue du côté des victimes, des enfants.
Les gags s’enchainent et se répètent. Le père est un fantôme qui erre dans la maison, qui roupille sur le tapis à l’entrée, qui cogite pendant des heures sur le siège des toilettes ou qui est l’acteur principal, inconscient, d’un drôle de jeu inventé par ses deux filles et sa femme consistant à voir s’il s’arrête de s’écrouler avant que sa tête ne heurte un obstacle. La troupe d’acolytes du père, ouvertement caricaturaux, amène des scènes un peu pesantes, avec une direction d’acteurs tournée vers le grotesque lourdaud. Kenji Katagiri manque parfois de finesse et a du mal à choisir entre enchainement de gags déjà vus et écriture dramaturgique. De même, il a des difficultés à sortir de sa phase d’exposition un peu longue qui instaure un manichéisme de facto avec d’un côté la loque de père et le reste de la famille.
C’est en fait un évènement malheureux qui va faire notre bonheur de spectateur et sauver le film. Après des années de souffrance, dans un rôle de femme objet, de bonne à toute faire, qui sert des coups à son mari et à ses amis affalés autour de la table, la mère de famille finira par perdre patience si ce n’est la raison avant de se suicider. Cette information est annoncée froidement par Saki en voix-off : « Maman s’est pendue le jour de l’anniversaire de papa ». Saki devient ensuite la narratrice du film prenant alors les choses en main sur le plan dramaturgique, visuel et rythmique.
Le film est ainsi divisé en courts chapitres ayant pour titre des phrases sorties de son journal intime. Elle partage des commentaires et des sarcasmes à propos de son père qu’elle méprise de plus en plus. A la mort de la mère, elle veut tuer le père – du moins symboliquement – et prend un malin plaisir à noter sur le calendrier ses cuites et ses rechutes. Il fera pourtant des efforts, et après sans doute un sevrage (qui est éludé d’ailleurs, privant malheureusement le film de tout désir de réalisme), il arrêtera l’alcool pendant plusieurs mois. Mais l’homme à la maison, même sobre, n’est animé par aucune paternité et n’a que faire du dilemme de sa fille qui hésite à suivre le chemin de l’université ou à se marier avec un jeune artiste prétentieux et condescendant. Le père ne témoigne d’aucune empathie pour ses enfants et n’éprouve aucun remord après la mort de sa femme. Il rechutera bien-sûr dans le cercle vicieux de l’alcool et retournera avec ses amis dans le bar pour boire sans modération.
Face à ce drame familial, l’adolescente se réfugie dans son imaginaire. Le cinéaste, plutôt inspiré ici, insère des phylactères (bulles) de manga dans l’image pour faire parler Saki qui se confie ainsi à son auditeur (c’est-à-dire au spectateur). Cette figure de style, l’aparté, très répandue dans le théâtre comique (de Molière au théâtre de boulevard), relayée à un graphisme visuel ludique, est la bienvenue dans un film qui manquait de consistance. Ces bulles font aussi écho au métier de Saki devenant graphiste de manga, trouvant d’ailleurs son inspiration dans les postures de son père intoxiqué, en même temps qu’elle tente plus largement d’échapper à sa condition d’orpheline et de victime.
Dans une scène à la fin du film, le père vomira du sang. Sa maladie puis sa mort, spectres attendus dans une œuvre prévisible, permettent au cinéaste d’aborder le sujet sensible de la résilience. Les deux filles se retrouvent seules dans la maison avec les photos de leurs deux parents morts, posées sur l’autel. Endeuillées, elles échangent toutes les deux et réalisent qu’elles ne savent rien de leur père. Saki commence à regretter d’avoir été si dure avec lui. L’ombre du poison plane encore. Après avoir dévasté une famille entière, l’addiction du père continue à faire ses effets sur les enfants entre recherche d’amour paternel, culpabilité et ressentiment. Saki et sa sœur, meurtries psychologiquement, continuent néanmoins d’avancer, tout comme les survivants de familles dévastées par l’alcool et le suicide qui poursuivent leur route, parfois dans la nuit, tâtonnant, vacillant, entre le chagrin et la colère.
Avant de mourir, le père avait pris soin de laisser une note derrière le calendrier. Saki la découvre. Il y est griffonné ces mots simples mais si forts en même temps car elle les attendait de son vivant : « Je suis désolé ». La jeune femme fond alors en larmes, transformant la figure de lâche du paternel en figure de rédemption. Le pardon du père, tentative de réconciliation in fine, apparaît néanmoins un peu trop moral et convenu dans le cinéma de Kenji Katagiri, cherchant vainement une résolution du conflit familial dans les pleurs, quand on sait que la plaie restera à jamais ouverte.
Note : 6,5/10
Bande-annonce
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