« J’regarde qui je veux ! »
Le cinéma québécois, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, semble parfois condamné au réalisme et au régionalisme hérité du cinéma direct. Il rechigne – peut-être de par la pression des institutions et des médias – à offrir autre chose que de grises chroniques familiales promises à un succès relatif en festival, ou encore des comédies presque télévisuelles dont la popularité, réputée assurée, est de plus en plus discutable. Dans ce contexte morose, il convient de se redonner espoir en regardant soit du côté des productions plus artisanales et personnelles, soit du côté du court métrage, soit du côté de la jeunesse cinématographique.
Par chance, Chloé Robichaud appartient à ces trois pans de notre cinématographie. Ainsi donc, un coup d’œil sur l’œuvre de cette cinéaste surdouée s’impose, alors que le festival Plein(s) Écran(s) propose une rétrospective de ses courts métrages.
Robichaud a d’abord cette particularité de naviguer entre le film d’auteur sombre et la comédie. En ne se dévouant pas totalement à l’un ou à l’autre, elle évite les lieux communs que je dénonçais plus haut. Au contraire, l’hybridité confère à ses films un humour noir pince-sans-rire qui les rend immédiatement reconnaissables. Le style de Robichaud en est un qui est affirmé, et proche d’un certain cinéma scandinave – à la Andersson ou Kaurismäki –, de par les jeux que la réalisatrice pratique sur le rythme et le malaise. Robichaud est très habile pour écrire des scénarios simples, mais efficaces, qui reposent sur une succession de situations tragi-comiques tournées en plans-séquences fixes.
Le court métrage Chef de meute, sélectionné dans la section court métrage de Cannes en 2012, est un bel exemple du comique particulier de la cinéaste. En à peine huit minutes, le film va montrer sa protagoniste faire face au deuil de sa tante, à sa solitude, au désamour de sa famille et à la mort de son chien (autour duquel tourne l’intrigue). En plus de survivre à un grave accident de la route. Pourtant, tout le film est absolument tordant. La maîtrise de Robichaud fait en sorte que le spectateur peut trouver de l’amusement dans le vide existentiel de la protagoniste, puisqu’il se manifeste dans une série de situations absurdes savoureuses. La scène la plus marquante est sans contredit celle du cours de dressage, où l’instructeur canin passe une bonne minute raide comme un piquet, le regard plongé vers l’horizon, à répéter « Jackie ! » sur le même ton. Tout cela dans le but d’appeler le chien de la protagoniste en paraissant autoritaire. La cinéaste étire ce passage jusqu’à la limite de l’exagération, mais toujours en maintenant ce qu’il faut de tension et de conviction pour que le tout passe merveilleusement bien. Bien entendu, tout cela est filmé en plan fixe.
L’utilisation de l’image fixe chez Robichaud peut aussi accentuer le douloureux d’une situation. Il suffit de penser au drame Maternel, où les non-dits et les rancunes familiales éclatent un soir du Jour de l’An. Le cadre contribue à isoler les personnages et la proximité de la caméra transmet au spectateur toute la gravité dans leur regard. Le crescendo étant un long plan sur la matriarche de la famille, jouée par Micheline Lanctôt, qui tente maladroitement de réparer ce qui a été dit durant la soirée, en se répandant en formules polies. Le talent de la comédienne légendaire est alors exploité à son plein potentiel.
Pareil dans Sarah préfère la course, premier long métrage de la cinéaste, où la caméra capture en plan fixe l’intégralité d’une relation sexuelle… que la fille du couple ne semble pas réellement désirer. Encore une fois, l’immobilité du cadre aide à souligner l’absurdité de certains moments de la vie et le drame.
Il faut dire que Robichaud est aussi une experte pour meubler ses plans-séquences. La texture de ses décors est minutieusement réfléchie pour marquer le spectateur. Pensons aux murs rouges saturés qui bavent sur les vêtements sombres des personnages dans Maternel ou aux décors de blanc nacré dans Sarah préfère la course qui plongent le spectateur dans un univers méditatif flottant. Dans son plus récent opus, Delphine, la réalisatrice a privilégié des filtres à dominance bleu qui entourent l’univers filmique d’une aura de mystère. Chez Robichaud, la couleur n’est pas là pour simplement donner un côté flash et baroque au film. Elle relève d’une vraie réflexion. Aussi, les décors de Robichaud peuvent s’avérer très minimalistes et pourtant très révélateurs. Dans Sarah préfère la course, l’immensité de la ville de Montréal est résumée par des inserts sur les lignes de la station de métro, sur une affiche indiquant « Iberville » et sur d’autres détails, qui représentent l’université McGill ou le quartier St-Léonard. Tout est établi, d’une façon rapide et inventive.
Si les films de Robichaud peuvent apparaître comme froids et un peu cyniques, ils sont aussi satisfaisants, car ils montrent les personnages se révolter contre l’absurdité de la vie. Delphine est un bel exemple de cette révolte, avec la protagoniste qui se venge d’une manière flamboyante des humiliations qu’elle subit depuis des années et, par le fait même, accepte sa sexualité qui a contribué à son ostracisme. De même, Sarah, lorsqu’elle décide qu’elle préfère la course, rejette toutes les conventions familiales, amoureuses, sexuelles et professionnelles, auxquelles son entourage souhaite qu’elle se conforme. Elle se dévoue uniquement à sa passion, même si cela pourrait à terme menacer sa santé physique et financière. Une réflexion de Robichaud sur son propre parcours ?
Chose certaine, le thème de la rébellion sied bien à une artiste qui détonne dans le paysage filmique québécois et qui impose un cinéma personnel et sans compromis, et ce jusque dans les plus grands festivals comme Cannes ou le TIFF.
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