« Les seuls Brésiliens qui se divertissent là-bas sont ceux qui ont de l’argent. Et les autres? »
Août 2016. À en juger par la couverture médiatique (inter-)nationale, toute la ville de Rio de Janeiro semble fêter les Jeux Olympiques. Mais à quelques pas du stade Maracanã, dans l’édifice délaissé après la faillite de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), vit ce que la réalisatrice Émilie B. Guérette appelle « l’autre Rio » : une communauté de laissés-pour-compte, sans travail, sans domicile fixe. Si avant un billet de match coûtait 1 R$ (environ 30 cents canadiens), la compétition mondiale a fait accroître les prix à 200 R$ (environ 70 $), hors de prix pour la population déshéritée qui, elle, ne suit les événements que de loin, réunie sur l’un des hauts immeubles ou devant le petit écran.
Dans L’autre Rio, la documentariste militante donne une voix à ceux qui ont abandonnés et censurés par les autorités brésiliennes. Quelle ironie d’ailleurs que les oubliés occupent justement l’ancien siège de l’agence de statistiques nationale chargée de saisir des données sur son peuple. Une zone d’ombre qui pourtant représente, pour la cinéaste, « la force, la sensibilité, le courage, la résilience, la musicalité et le sens de l’humour » qu’elle chérit le plus chez les habitants de cette ville, qui est devenue son deuxième chez-soi après Montréal. Ainsi, la caméra suit une poignée de squatteurs, filme leur quotidien, leurs « logements » provisoires et leur demande de parler de leur vie. La majeure partie parmi eux est traumatisée par un passé marqué par l’abandon, par la délinquance, par la violence et par les abus sexuels, ce qui explique sans doute pourquoi ils rêvent tant de mener une vie normale.
Une vie « normale » entre les murs de l’IBGE, ça peut vouloir dire de se faire faire une manucure par la voisine, de préparer des pâtes tandis que son chum s’est assoupi devant la télé. Mais « normal » y désigne aussi les situations suivantes : des enfants, pieds nus, s’amusant à chercher les douilles laissées par la dernière fusillade entre la police et les trafiquants de drogue s’étant aventurés dans les décombres du haut immeuble, avec partout le danger de tomber… une fusillade parmi d’autres où il aurait fallu, relate laconiquement l’une des enfants, chercher tous ensemble un abri derrière la grande armoire. Si tout ceci ne choque plus un adulte, c’est triste mais compréhensible. Mais si un enfant reste impassible devant ces horreurs et cette violence, c’est tout simplement intenable.
D’après la cinéaste, L’autre Rio n’est pas un film militant, mais un film sensoriel. Si vous souhaitiez être informé « objectivement » de ce qui se passe dans l’édifice IBGE, avec des informations provenant de plusieurs sources, à l’intérieur et à l’extérieur de l’immeuble, L’autre Rio ne sera pas le bon film pour vous. Vous lui reprocherez sa tendance manichéenne annoncée par le titre et le fait de ne montrer qu’une seule perspective.
Si, en revanche, vous êtes prêt à vous laisser immerger dans le monde des « autres », L’autre Rio vous séduira avec sa construction intelligente, ses images fortes, ses métaphores émotionnelles et ses catchy commentaires genre « Rio est une ville de mensonges ».
Afin de souligner la distance entre les « riches » et les « pauvres », Guérette a recours à un ralenti extrême pendant les premières secondes du film, où l’on suit un garçon qui court derrière son cerf-volant en passant par les ruines de l’IBGE. Le ralenti met brillamment en évidence la lourdeur de la vie « à l’intérieur », ce sentiment d’être emprisonné dans le marigot que constitue sa propre vie. Mais il signale également l’importance de la frontière invisible entre les deux mondes.
On dirait qu’entrer dans l’édifice IBGE, c’est comme atterrir sur une autre planète.
Le cerf-volant est en effet la première des deux métaphores les plus significatives du film. Clairement un symbole de la liberté rêvée, il s’oppose aux métaphores représentant l’enfermement quotidien, souvent illustré par des plans où la caméra filme les habitants derrière un barreaudage réel ou encadrés par la construction horizontale et verticale de l’immeuble.
Or, l’enfermement se traduit aussi de façon plus subtile, par les nombreux plans où l’on observe Carlos et les autres regarder les Jeux à la télé ou alors où la caméra présente l’écran en gros plan, l’image le plus souvent brouillée.
Mais qu’est-ce que les démunis regardent au juste? Ils regardent les compétitions, certes, mais ils observent surtout les « riches » se divertir de l’autre côté des barreaux. En ce sens, ils sont de doubles spectateurs. Et en ce sens, ils nous attristent doublement.
Si L’autre Rio était un roman, il s’agirait d’un roman réaliste. Guérette dresse le portrait empathique d’un peuple qu’elle adore, et ceci avec bRio. ☺ Mais sachez bien que c’est un monde esthétiquement modelé.
Note : 7/10
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