« C’est de vivre dans le passé qui est effrayant. Pas les glissements de terrain. »
Luo Hongwu (Huang Jue) revient à Kaili, sa ville natale, après s’être enfui pendant plusieurs années. Il se met à la recherche de la femme qu’il a aimée et jamais effacée de sa mémoire. Elle disait s’appeler Wan Quiwen (Tang Wei)…
Un grand voyage vers la nuit, de Bi Gan, est un film qui mise sur la poésie et sur l’ambiance plutôt que sur l’histoire. Et, pour ceux qui le voient en salle, sur un passage du 2D au 3D en cours de film.
Le film de Bi Gan pourrait s’inscrire dans le mouvement du réalisme magique. Ce mouvement du cinéma chinois contemporain, mené par Wong Kar-Wai, offre un cinéma qui mise plus sur l’émotion et sur l’atmosphère que sur l’histoire en tant que telle. Ici, le climat humide de Kaili, ville où se déroule l’intrigue et où le film a été tourné, permet au réalisateur d’utiliser les reflets et la lourdeur pour créer un sentiment (ou un besoin) de légèreté chez les personnages.
D’ailleurs, certains beaux moments de Un grand voyage vers la nuit montrent justement cette soif de légèreté, par exemple lorsqu’un jeune homme explique à Luo Hongwu que, s’il faisait tourner rapidement la raquette de ping pong (sur laquelle apparaît un oiseau aux ailes déployées de chaque côté), il pourrait s’envoler là où il voudrait.
L’histoire est plutôt banale : un homme cherche une femme qui a marqué sa vie alors qu’il était encore adolescent. Il est presque hanté par elle, la jeune femme lui ayant laissé un carnet vert au moment où elle a quitté la ville de Kaili où ils habitaient tous deux.
Toutes les rencontres du personnage masculin se feront au nom de la recherche de cette femme perdue. Et cette aventure servira à Luo à accepter son présent. Aventure, parce que chacune des personnes qui croisera son chemin a un petit quelque chose d’étrange. Un jeune homme qui vit dans une mine désaffectée, une jeune femme qui dirige le salon de billard de son amoureux en attendant que celui-ci revienne… depuis quelques mois déjà. Et cette femme plus âgée qui accepte une vie décevante parce que c’est mieux que l’amertume.
Chacun permettra à Luo d’évoluer dans son cheminement pour qu’il puisse finalement faire la paix avec son passé. Afin de montrer ce changement progressif dans l’état d’esprit du personnage, et d’illustrer la quête, Bi Gan utilise un procédé original : le passage de la 2D à la 3D en plein milieu du film. Après 1h10, le titre du film apparaît pour la première fois alors que le personnage principal s’endort dans un cinéma et le reste du film est ensuite projeté en 3D. Le réalisateur explique son choix ainsi : « C’est un film sur la mémoire. Après la partie en 2D qui inaugure le film, je voulais que le film change de texture. En fait la 3D est juste pour moi une texture. Comme un miroir qui change en sensations tactiles nos souvenirs. C’est seulement un rendu en trois dimensions de l’espace. Mais pour moi, ce sentiment tridimensionnel rappelle celui des réminiscences du passé. Beaucoup plus qu’avec la 2D en tous cas. La 3D est fausse, mais elle ressemble vraiment plus à nos souvenirs. »
Un grand voyage vers la nuit s’inscrit très bien dans le mouvement du réalisme magique, car il est fait, pas tant pour être compris, que pour être ressenti. « On me dit toujours que mes films sont difficiles à comprendre. Mais c’est faux, ils sont à ressentir! » De là le choix d’une histoire assez banale. Ce qui importe c’est l’émotion…
Le réalisateur a aussi opté pour des dialogues en dialecte plutôt qu’en mandarin classique. « Je trouve le mandarin assez fade, sans véritable beauté. Les dialectes me donnent envie d’écrire, des dialogues ou de la poésie. » D’ailleurs, le titre en chinois – Derniers crépuscules sur la terre – est beaucoup plus poétique que celui en français ou en anglais.
Et pour conclure cette longue enquête où atmosphère et poésie mènent la marche, on a droit à un superbe et très long plan séquence. Un genre de descente qui pourrait, en quelque sorte, rappeler La divine comédie de Dante. Mais je n’en dis pas plus. Le cinéma chinois ne parvient pas jusqu’à nous très souvent. Profitez-en donc pour aller voir Un grand voyage vers la nuit et pour vous laisser dépayser.
Note : 7.5/10
Regarder la bande-annonce :
© 2023 Le petit septième
La direction photographique à l’air très intéressante!
Le passage du 2D au 3D est très intriguant, mais je ne peux m’empêcher de me désoler que ce dispositif ne soit accessible qu’en salles. L’expérirence sera très différente au petit écran…
J’imagine qu’une personne disposant de lunettes 3D à la maison pourrait aussi en profiter. Mais c’est encore trop rare ici pour que ce soir effectivement une idée vraiment intéressante. 🙂