« Are you a serial killer? »
[Êtes-vous un tueur en série?]
« Il vaut parfois mieux connaître le diable que l’on fuit que celui qui nous est inconnu. »
Strange Darling de JT Mollner débute comme un classique du thriller : une jeune femme, « La Lady » (Willa Fitzgerald), fuit à travers les forêts reculées de l’Oregon, poursuivie par un homme redoutable surnommé « Le Démon » (Kyle Gallner). Mais très vite, ce qui semble être une simple chasse à l’homme se mue en un jeu psychologique complexe, où les rôles de proie et de prédateur s’effacent peu à peu. Grâce à une narration éclatée en six chapitres non linéaires, Mollner nous invite à naviguer dans un récit labyrinthique, où chaque fragment dévoile de nouvelles facettes d’une relation toxique et troublante. Ce film, qui commence sous des airs familiers, se révèle être une déconstruction brillante des conventions du genre, jouant sans cesse avec les attentes du spectateur.
Le film nous demande alors : qui manipule réellement qui? Et cette manipulation est-elle vraiment ce qu’elle semble être à première vue?
Dès les premières images, Strange Darling exploite des clichés bien ancrés dans l’imaginaire collectif : une blonde effrayée, ensanglantée, qui court à travers un champ pour échapper à une menace invisible.
Cette ouverture évoque immédiatement les archétypes des films d’horreur classiques, rappelant les blondes en détresse des films d’Hitchcock comme Psychose (1960) ou des slashers des années 80 tels qu’Halloween (1978). Cependant, Mollner ne se contente pas de reproduire ces stéréotypes; il les utilise comme un leurre pour attirer le spectateur, avant de les déconstruire subtilement. Ce qui semblait être un récit de survie linéaire devient rapidement un terrain de jeu pour des réflexions plus complexes sur les dynamiques de pouvoir et de contrôle.
La narration non linéaire est au cœur de ce film. À la manière de Quentin Tarantino dans Pulp Fiction (1994), JT Mollner utilise cette technique pour déconstruire les attentes du spectateur et brouiller ses perceptions. Chaque chapitre révèle de nouvelles informations qui remettent en question ce que l’on croyait savoir sur la relation entre La Lady et Le Démon. Ce qui semble être au départ une simple situation de prédation évolue rapidement en une exploration nuancée des rapports de pouvoir, où les rôles de victime et de bourreau sont constamment réévalués.
Mollner se sert de cette structure narrative pour analyser la complexité des dynamiques de consentement et de pouvoir. Une scène centrale, où La Lady et Le Démon discutent du consentement avant une interaction sexuelle, incarne parfaitement cette exploration. Des répliques comme « No means yes » [non veut dire oui] ne sont pas simplement provocantes, elles créent un malaise profond, confrontant le spectateur à l’ambiguïté morale de leur relation. Mollner ne montre pas simplement une tension sexuelle; il expose la manipulation sous-jacente, où chaque mot et geste devient un outil de domination.
Cette scène, qui rappelle la tension psychologique présente dans Nymphomaniac (2013) de Lars von Trier, dépasse la simple provocation. Elle invite à une réflexion sur la manière dont les rapports de pouvoir se redéfinissent continuellement dans cette relation. En fragmentant le récit, Mollner évite les réponses claires et moralement simples, préférant exposer la fluidité des rôles de domination et de soumission, lesquels évoluent en fonction des circonstances, des émotions et des manipulations des personnages. Ainsi, la relation entre La Lady et Le Démon devient un miroir des luttes de pouvoir toxiques, où le contrôle s’exerce aussi bien sur le plan psychologique que physique.
Le film ne se contente pas de représenter ces dynamiques, il en fait un véritable terrain d’investigation sur la coercition émotionnelle, montrant à quel point la frontière entre consentement et manipulation peut devenir floue. En réorganisant les événements de manière non linéaire, Mollner force le spectateur à réévaluer constamment chaque interaction sous un nouvel angle, brouillant volontairement les distinctions entre victime et bourreau, et rendant la question du pouvoir infiniment complexe et multiforme.
Sur le plan visuel, Strange Darling s’inscrit dans la lignée des thrillers stylisés des années 70 et 80, avec un hommage évident à The Texas Chain Saw Massacre (1974) de Tobe Hooper. Giovanni Ribisi, en tant que directeur de la photographie, utilise le 35mm pour composer des cadres d’une richesse chromatique impressionnante, avec une palette de couleurs saturées dominée par les rouges et les verts. Ces choix visuels renforcent l’atmosphère étouffante du film, tout en lui donnant un aspect intemporel. L’utilisation astucieuse de la lumière et des ombres rappelle le travail de Robert Richardson dans JFK (1991) ou de Michael Ballhaus dans After Hours (1985), où chaque scène devient une exploration psychologique à part entière.
La caméra, fluide et parfois oppressante, accompagne le spectateur dans une immersion totale. Ce travail visuel évoque aussi l’esthétique hyperstylisée de Drive (2011), où chaque plan est minutieusement conçu pour créer une atmosphère immersive et anxiogène. Le style visuel de Mollner et Ribisi transcende le simple thriller pour devenir une œuvre visuellement hypnotique, où chaque image semble raconter une partie cachée de l’histoire.
Les performances de Willa Fitzgerald et Kyle Gallner jouent un rôle crucial dans le maintien de l’ambiguïté omniprésente dans Strange Darling. Fitzgerald incarne avec finesse une femme qui oscille constamment entre vulnérabilité et force, capturant les nuances d’un personnage en perpétuelle transformation émotionnelle. Gallner, avec son charisme inquiétant et sa présence physique imposante, évoque les antagonistes mémorables de films comme No Country for Old Men (2007). Leur dynamique rappelle également celle de Blue Velvet (1986) de David Lynch, où la tension psychologique et sexuelle entre les protagonistes est à la fois dérangeante et captivante.
Malgré ces interprétations nuancées, le film a parfois du mal à approfondir pleinement ses personnages. La narration fragmentée, tout en étant efficace pour maintenir le suspense, limite l’exploration de leur psychologie. Leurs motivations demeurent floues, ce qui accentue leur mystère, mais risque de frustrer les spectateurs en quête d’explications plus concrètes. Ce flou pourrait être perçu comme un choix intentionnel de Mollner pour renforcer l’insaisissabilité de ses personnages, mais il crée aussi une distance émotionnelle qui empêche le spectateur de pleinement s’identifier à eux ou d’éprouver une véritable empathie.
Malgré ses nombreuses qualités, Strange Darling flirte dangereusement avec l’ambiguïté lorsqu’il traite des questions de genre et de violence sexuelle. Comme dans The House That Jack Built (2018) de Lars von Trier, Mollner semble tester les limites du spectateur en explorant des thèmes dérangeants et provocants. Certaines scènes, en particulier celles impliquant des jeux de pouvoir entre La Lady et Le Démon, sont volontairement inconfortables et ambiguës. La frontière entre la critique et la simple exploitation de ces dynamiques est parfois mince, ce qui peut créer un malaise chez certains spectateurs.
Cette ambiguïté est renforcée par le mélange des tons au sein du film. Les transitions abruptes entre des scènes de violence extrême et des moments plus légers ou stylisés rappellent les dissonances de Funny Games (1997) de Michael Haneke, où la juxtaposition des registres renforce l’inconfort du spectateur. Si cette dissonance est probablement intentionnelle, elle peut néanmoins perturber le flux narratif et dérouter une partie du public.
Strange Darling se démarque par son audace narrative et visuelle. JT Mollner réussit à détourner les conventions du thriller en proposant un film à la fois captivant et provocateur, bien que cela se fasse parfois au détriment de la profondeur des personnages et de la cohérence thématique.
Pour les adeptes de thrillers psychologiques subversifs, Strange Darling offre une expérience cinématographique singulière, pleine de complexité et de tension. Malgré ses imperfections, ce film affirme JT Mollner comme un réalisateur à surveiller, capable de repousser les frontières du genre tout en posant un regard troublant sur la violence, le pouvoir et le consentement.
Bande-annonce
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