« Please. I am not going to hurt you. »
[S’il te plaît. Je ne vais pas te faire de mal.]
Un père de famille, dans l’espoir de prouver à sa famille, ses capacités de survie et sa virilité, décide de s’enfuir de manière irresponsable dans les bois et d’aller seul à la chasse au cerf.
Bon début d’année à tout mon lectorat. Semblerait-il que l’on veuille tous commencer cette révolution solaire avec un grand coup de départ. Les projets se mettent en branle; tandis que les rues se frigorifient, les chaumières ainsi que les esprits s’échauffent d’un regain d’espoir pour le temps avenir. L’hiver, ici, donne l’impression que le temps est arrêté; l’amoncellement de flocons encapsule la vie environnante et nos vies aussi. Pendant que notre cocon hivernal nous emmitoufle, on aspire à un vent de fraîcheur qui saurait revivifier notre être sous un jour nouveau (que l’on appelle par chez nous les résolutions du nouvel an).
Ce que nous offre Robert Machoian, c’est un drame à propos d’une personne ordinaire et beige qui tente de se réinventer en prouvant à son entourage qu’elle peut être ce qu’elle croit être : un homme viril. Joe, interprété par Clayne Crawford, part en forêt sur un coup de tête s’imaginant qu’une moustache et une journée de chasse sauront faire rayonner sa masculinité qu’il se dit devoir réaffirmer. Il est loin de se douter que son périple éveillera en lui ce qu’il a de plus puissant et ce qui le distingue du royaume animal comme, par exemple, la survie du plus fort.
The Integrity of Joseph Chambers est un véritable chef-d’œuvre des temps modernes. Une approche extrêmement particulière amène la nature — dans ce cas-ci, la forêt — comme une force antagoniste qui retourne la nature humaine contre elle-même. Joe entame une marche au fond des bois, mais surtout dans les profondeurs de ce qui le rend (et peut-être nous tous également) un humain; ou dans son cas, un homme.
Notre valeur, dit-on, n’est évaluée que lorsque nous sommes confronté à l’adversité. Cependant, quel obstacle faut-il surmonter afin de confronter notre essence première? Serait-ce la peur? La peur n’est-elle pas la plus vieille émotion du monde? Bien sûr, cette dernière phrase nous vient directement de H. P. Lovecraft, ce grand maître de l’horreur, pour qui la plus grande de ces peurs était l’inconnu. Selon moi, cet inconnu le plus mystérieux demeure nos propres recoins que l’on cache à soi-même dans l’ombre de notre inconscient; ce dont nous préférons ne pas penser ou envisager. N’est-ce pas cela que nous allons affronter dans les contrées sauvages? Les aventuriers partent à l’exploration en quête de cette même chose inexplorée, mais en fin de compte, l’épopée qu’ils accomplissent n’en est-elle pas une intérieure; une découverte de soi et de ses propres limites ou capacités?
Je saute d’un écrivain à un autre plus ancien, j’ai nommé Platon (n’ayez pas peur je ne résumerai pas tout ce qu’il a écrit). Je me concentre sur la notion de la mimèsis — ou l’imitation du réel — dans laquelle il décrit qu’imiter le réel est une bonne chose tant qu’elle mène à prendre part à des actions nobles (j’y vais grossièrement. Je vous épargne la république de Platon en trois volumes, mais vous pouvez néanmoins approfondir par vous-mêmes en consultant l’ouvrage gratuitement sur Google books). Dans le cas contraire, l’imitation d’actions basses et viles inciteraient à commettre lesdites actions non nobles dans la réalité.
Aristote (un autre penseur grec à consulter) ajoute à cela que la mimèsis n’est vraiment utile qu’à l’exécution de sa fonction première qui est de mener à la catharsis — ou expiation des émotions — du spectateur. C’est ainsi que ces émotions distantes à l’interpellé sont capables de l’envahir, puis de lui faire ressentir, provoquant une sensation de l’avoir aussi vécue; se faisant, elle contribue au développement de l’empathie chez l’être humain. De cette façon, la catharsis réduirait également les chances que l’auditoire veuille reproduire lesdites actions jugées non nobles à leurs tours. C’est pour cela que l’on a recours à la tragédie ou l’épopée, pour mieux saisir ce que notre vie ne nous permet pas d’expérimenter.
S’il y a quelqu’un dont on n’aimerait pas vivre la tragédie, c’est bien celle de Joe. Dans The Integrity of Joseph Chambers. Nous y sommes confronté à un homme investi de sensations nouvelles et angoissantes que lui offre son périple solitaire. N’ayant que sa propre personne comme point de repère, la succession des évènements l’amènent à la croisée des chemins. En outre, le film permet un regard unique sur une situation hors du commun tout en ne l’étant pas vraiment; quelque chose dans le domaine du plausible. Il m’est difficile de croire que l’on puisse demeurer de glace devant un spectacle aussi percutant qu’est ce Magnum Opus de Robert Machoian.
Le jeu de Clayne Crawford est sans aucun doute un des plus perméables pour l’auditoire auquel j’ai pu assister ces dernières années. Malgré toute la détresse qui l’afflige, le protagoniste accomplit l’impensable; celui de nous montrer ce que veut dire l’intégrité. L’homme évolué en est un d’esprit et de cœur avant tout; il est, ou du moins se doit d’être, bien au-delà de ses peurs et de ses pulsions animales même si elles évoquent ses failles ou sa vulnérabilité; au risque de devenir une bête sans foi ni loi à son tour.
Le film débute sur une prémisse classique. La femme de Joe, interprétée par Jordana Brewster, l’incite à rester à la maison et à ne pas courir inutilement de risque pour prouver quelque chose qu’elle lui dit ne pas avoir à prouver. De toute évidence, il n’y aurait pas de film si Joe était tout bonnement resté à la maison, séduit par la langueur de son épouse. C’est comme le chantait U2 « A beautiful day, don’t let it get away » paroles qui sans l’ombre d’un doute habitent ce naïf personnage à ce moment.
La bande sonore, composée par William Ryan Fritch, est originale et captivante sur tous les points. Divers sons s’entremêlent pour donner à la forêt l’impression qu’elle borborygme et murmure; puis d’autres fois, on la sent comme une bête qui traque le protagoniste. Elle est finalement le catalyseur par lequel la mimèsis s’opère en nous faisant vivre ce que ressent le personnage. Comme on dit, si un arbre tombe dans la forêt sans personne pour l’entendre, fait-il du bruit? Qu’en est-il de la souffrance, la jungle menaçante est-elle celle de la vie urbaine?
La résolution finale clôt l’ambiance sonore extradiégétique de la nature par le claquement d’une portière; elle revient avec lyrisme seulement qu’au moment du générique de fin. La chanson Over Again, par Bruce Graham, qui l’accompagne s’additionne parfaitement au dénouement de l’histoire donnant une dernière fenêtre sur l’intériorité de Joe. Ces derniers moments à la fois lucides et nébuleux fonctionnent à merveille pour nous maintenir dans l’ambivalence d’une résolution possible.
Le film représente avec justesse ce qu’une œuvre d’art est censée être; un moment, un évènement, bref une histoire encapsulée dans une bulle qui se dévore et se transforme sans relâche tel l’ouroboros. The Integrity of Joseph Chambers se boucle avec efficacité, ramenant le spectateur au début du film; comme un processus introspectif de remémoration ou récapitulation de certains moments difficiles (qu’ils soient enfouis en nous ou en veille de l’être), afin que l’on n’oublie pas que le remord n’est pas un soulagement. Un peu à la manière d’un Sisyphe moderne qui dans le mythe originel est condamné à remonter une pierre au sommet d’une montagne pour la voir dégringoler et devoir recommencer à perpétuité.Ainsi, il en va de même de la culpabilité.
Bref, c’est sans ambivalence que je vous conseille ardemment de visionner ce film. Un qui, je l’espère, sera une bonne matière à réflexion quant aux valeurs que l’on devrait adopter (avec toutes ces émissions de meurtres sordides où l’on justifie sans cesse les actions du perpétrateur, on peut se demander ce à quoi sert la mimèsis platonicienne dans le monde moderne. Sinon, au niveau aristotélicien, ça fait peur). Je vous laisse avec une chanson de U2 que j’ai dans la tête lorsqu’on est encore dans le premier mois de l’année (et pour faire un lien avec mon dernier intertitre même si c’est pas la même tune). Un petit son pour mettre notre réalité en perspective tout comme Joe dans The Integrity of Joseph Chambers.
Bande-annonce
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