« Don’t suffer. Be like a potato »
[Ne souffrez pas. Soyez comme une patate.]
Au beau milieu de la scène d’un grand théâtre, une petite dame âgée prend place et commence à parler à son public. Elle explique sa théorie filmique avec la même assurance que quand elle évoque sa prédilection pour les tubercules en forme de cœur. Ses vêtements sont violets. Ses cheveux à la coupe Jeanne d’Arc le sont, en partie, aussi.
Non, âgée de 90 ans et surnommée par son public français « Grand-mère de la Nouvelle Vague », Agnès Varda n’est aucunement une femme qui fait tapisserie. Mais, dans Varda par Agnès, son biopic présenté en février à la Berlinale, elle n’est pas non plus une femme prétentieuse. Varda par Agnès devance les futurs biopics sur elle, l’icône du cinéma français, pour exposer une fois pour toutes ses réflexions théoriques à propos de son œuvre filmique et artistique. En presque deux heures, elle relate ainsi ses 60 ans de vie et de carrière, montre et commente certains extraits, ou revient sur ses créations avec ses compagnons de route, comme par exemple Sandrine Bonnaire, la fille de 17 ans du film Sans toit ni loi (1985).
Bien qu’elle s’adresse à un public étudiant, Varda ne lui donne à aucun moment durant ces 120 minutes le sentiment de se faire donner une leçon. Elle possède la distance ironique et espiègle de ces génies qui savent que, au-delà de leur discipline, il y a bien plus essentiel : la vie, les gens, l’amour.
« Well you should, because this is the end, my friend. » [Bon, vous devriez parce que c’est la fin, ma chère.] C’est ce que Varda répond à son interlocutrice Rhonda Richford du Hollywood Reporter le 31 janvier 2019 après que cette dernière l’ait remerciée d’avoir accordé autant de temps à leur interview. Selon la cinéaste, Varda par Agnès est « la fin », car ce serait le dernier moment où elle parlerait de son œuvre en public. « [T]he film I’m presenting in Berlin is maybe not so entertaining, but I will no longer accept to do a talk. » [Le film que je présente à Berlin n’est peut-être pas tellement divertissant, mais je n’accepterai plus jamais de faire une entrevue. »)
Le motif de la plage, déjà présent sur les affiches de ses derniers long métrages (Les plages d’Agnès 2008, Agnès de ci et de là Varda 2011), revient ici, mais altéré : Varda n’est plus montrée de face, mais de dos. Son regard fixe la mer, point de repère de toute une vie. Et elle a eu raison. Un mois après la première à la Berlinale, elle a pris le large…
Qu’est-ce que nous confie son dernier film avant sa mort? L’idée de l’inspiration comme moteur de toute création artistique, l’importance de la « cinécriture » au moment de la production d’un film et, finalement, le plus essentiel : le partage avec les autres. Ce dernier point semble particulièrement crucial dans l’œuvre de Varda qui, même en tournant ses films de fiction, a toujours eu un regard vif sur la vie quotidienne des petites gens, les faisant ainsi entrer dans tous ses films – comme le monsieur dans Cléo de 5 à 7 (1962) qui, dans sa précarité, divertit la foule en ingurgitant des grenouilles vivantes. « Les vrais gens, les gens sont au cœur de mon travail », et à en juger la panoplie de gens différents – les petits vendeurs, boulangers, squatteurs et glaneurs –, on la croit sans hésiter.
Le partage était, selon Varda, l’objectif de sa création. À plusieurs reprises, elle fait référence à son discours comme « cette causerie », mais celle-ci s’avère trop bien structurée, trop posée, trop nourrie d’un savoir immense en art pour être désignée comme « bavardage spontané ». La preuve : les étudiants suspendus à ses lèvres. Varda a sans aucun doute su faire parler les gens – même ceux qui auraient pu se renfermer sur eux-mêmes.
Particulièrement touchant à cet égard est le film documentaire Quelques veuves de Noirmoutier (2005) dans lequel des veuves, sur l’île où la réalisatrice allait souvent avec son défunt mari Jacques Demy, partagent leur expérience de deuil. Ce film a été présenté à la Fondation Cartier à Paris. « C’était une façon de mettre ensemble de l’intime et du collectif », explique-t-elle en rétrospective, et elle ajoute : « Ça m’a donné une confiance extraordinaire dans l’art, ce grand mot “art”. Parce que c’est bien ça qui fait que c’est quelque chose qui traverse les cultures, les pays, les nationalités, les religions et les âges. »
En suivant cette nonagénaire espiègle on ne peut que lui attribuer un optimisme de base infaillible. Tout comme ses vêtements, son attitude envers la vie et la mort est radieuse, extraordinaire. Au lieu de nier le vieillissement, elle affirme avoir pris plaisir à « l’accompagner », comme s’il s’agissait là aussi d’un de ses objets d’étude.
Son installation visuelle à la Biennale de Venise de 2003 « Patatutopia », inspirée par les pommes de terre cordiformes découvertes dans son documentaire Les glaneurs et la glaneuse (2000), est le fruit de son observation curieuse du vieillissement de ces tubercules. Dans l’interview citée plus haut avec The Hollywood Reporter, elle développe sa réflexion : « The aging process, I enjoy it a lot. I love what happens to things aging, and to people aging, and I love the wrinkles […]. I kept the potatoes and checked on them to see how they were aging and aging potatoes are really beautiful. So you have to feel that way. Don’t suffer. Be like a potato. » [Le processus du vieillissement, je l’adore. J’adore ce qui arrive aux choses et aux gens quand ils vieillissent, et j’adore les rides […]. J’ai gardé les pommes de terre et je les ai étudiées afin de voir comment elles vieillissent et les patates vieillissantes sont vraiment belles. Alors, vous devez vous sentir comme ça. Ne souffrez pas. Soyez comme une patate. »
Si vous connaissez les films de Varda, Varda par Agnès vous fournira des informations supplémentaires intéressantes. Si vous ne les connaissez pas – comme moi (honte à moi) –, ce biopic vous présentera une femme et une œuvre hautement inspirantes. Même si deux heures risquent d’être un peu longues parfois…
Note : 8/10
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