Le mois dernier, j’ai fait une sortie pour dénoncer la censure dans les festivals canadiens. Dans mon texte, je lançais une invitation à Danae Elon, la réalisatrice qui avait vu son film retiré des RIDM.
Elle m’a contacté et nous avons été prendre un café ensemble afin de discuter. Mais plutôt que de vous présenter un entretien sur la censure, j’aimerais plutôt vous offrir des extraits de notre longue discussion sur sa carrière, ses films et un regard sur la situation à Gaza, en Israël et en Palestine.
Ces sujets sont au centre de la carrière de la documentariste et, du coup, son regard est très pertinent.
Danae Elon : Je suis toujours en train d’examiner la façon dont j’impacte les histoires. Et comment ma voix impacte ce que je vois? Certains de mes films examinent la complicité que nous avons dans des conflits plus larges à travers un cadre intime. Il ne s’agit pas seulement d’observer la réalité, il ne s’agit pas seulement de vous raconter le contexte historique, mais c’est en fait une tentative de décortiquer les mécanismes qui font de nous ce que nous sommes. En ce qui concerne Israël/Palestine, maintenant, j’ai vécu une grande partie du conflit.
François Grondin : Votre premier film, c’était quand?
Danae : Mon premier film, que j’ai réalisé en 1996, s’appelait Never Again Forever. Il portait sur la Ligue de défense juive à Brooklyn. Le film était un mémoire de fin d’études à NYU, où j’étudiais, et racontait l’histoire d’un groupe de Juifs d’extrême droite qui vivaient à New York et suivaient un rabbin fanatique nommé Meir Kahane. Il nourrissait leurs sentiments de paranoïa et convainquait les jeunes que l’antisémitisme était en hausse aux États-Unis dans les années 70 et 80. Certains de ces hommes ont émigré dans la Cisjordanie occupée et ont été parmi les premiers colons violents. Ils ont adapté la mythologie américaine du Far West et l’ont exportée en Palestine. Ce n’était pas un très bon film, mais il contenait des moments et des personnages très intéressants. Par exemple, une mère et son fils qui vivaient dans les Catskills et qui avaient créé un bunker dans leur sous-sol juste au cas où il y aurait un second Holocauste aux États-Unis. Son fils n’avait que sept ans à l’époque.
François : À New York?!?
Danae : Oui. Le tournage se termine lors d’une manifestation de la JDL à New York, deux ans avant l’assassinat de Rabin en 1994. Lors de cette manifestation, ils scandaient tous « Mort à Rabin, Mort à Rabin », et il a ensuite été abattu par l’un des disciples de Meir Kahane.
François : C’est intéressant, car depuis le tout début de votre carrière professionnelle, vous travaillez, disons, sur le même grand sujet. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler là-dessus? Parce que, je veux dire, peu de gens en parlent. Pourquoi avez-vous trouvé ce sujet suffisamment intéressant pour le poursuivre?
Danae : C’était existentiel pour moi. Le cinéma et l’art ont toujours été une recherche pour comprendre pourquoi les gens font ce qu’ils font, croient en ce qu’ils croient, et ce qui fait d’eux ce qu’ils sont. L’impact d’avoir grandi 25 ans après la fin de l’Holocauste, au début des années 70, a été profond. Les gens qui l’avaient vécu étaient vos professeurs, vos proches et vos amis. Ils croyaient vraiment qu’ils étaient en train de construire un monde meilleur, que cela ne pourrait plus jamais se reproduire. En grandissant, j’ai réalisé que c’était un masque pour beaucoup de choses terribles qui s’étaient produites auparavant ou qui se produisaient maintenant. Les personnes traumatisées sont souvent aveuglées et pleines de contradictions. L’occupation a toujours fait partie de ce contre quoi nous luttions. J’ai grandi en manifestant presque chaque semaine depuis l’âge de dix ans. Je suis devenue obsédée par le décryptage de ces contradictions : d’un côté, un esprit idéologique bien intentionné de créer un monde meilleur, et de l’autre, un sentiment croissant de distorsion historique et d’injustice. Si vous croyez vraiment que vous faites quelque chose de bien au nom d’une force idéologique, alors il y a un problème, non?
François : Je comprends.
Danae : Donc, cela a été au cœur de mon être depuis le tout début. Comment passons-nous si vite d’opprimés à oppresseurs? C’était avant même que j’apprenne l’existence de la Nakba et ce qui est arrivé aux Palestiniens en 1948. Quand j’étais enfant, personne n’en parlait.
François : C’était un gros tabou.
Danae : Lentement, j’ai commencé à éplucher toutes ces couches de faits et de soi-disant faits que j’ai à la fois vécus et ressentis profondément, puis j’ai fini par comprendre. Cela m’a amené à une certaine forme de cinéma politique. Au début, il avait une forme d’essai, puis il est devenu personnel lorsque j’ai tourné ma caméra vers ma propre famille. Je ne me suis jamais sentie à l’aise de raconter des histoires sur d’autres personnes. J’ai senti que seulement en regardant ma propre famille, je pouvais trouver les vérités que je cherchais.
François : Oui, parce que si je reviens à P.S. Jérusalem, vous présentez littéralement votre famille. Votre situation est… Comment pourrais-je dire? Vous êtes prise entre deux feux. Vous vous faites probablement critiquer par des Israéliens qui pensent que vous êtes une traître parce que vous défendez l’autre camp, mais en même temps, vous n’êtes pas Palestinienne.
Danae : Eh bien, je ne vois jamais cette tragédie comme deux camps. En termes de vérité, c’est une seule histoire tragique.
François : Vous non, mais les gens, oui…
Danae : Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent. C’est ce que j’ai appris.
François : Je veux dire que dans vos films, on n’a jamais l’impression que vous essayez de faire passer un camp ou l’autre pour vraiment mauvais.
Danae : Mais les êtres humains ne sont jamais vraiment mauvais ou vraiment bons, et tout cinéaste documentaire qui fait passer un camp pour vraiment mauvais ou un camp pour vraiment bon trahit probablement ce qu’est l’être humain. Nous avons tous des choses terribles en nous et des choses formidables en nous. Quiconque prétend le contraire devrait se remettre davantage en question. Mon rôle de « raconteuse » n’est pas de plaire à un camp ou à l’autre. C’est de faire regarder à un camp ou à l’autre quelque chose que j’ai passé beaucoup de temps à essayer d’articuler. J’ai passé, disons, cinq ans à y penser et à lutter pour le créer. Maintenant, bien sûr, c’est là que la complicité entre en jeu. Je révèle ma façon de penser, et je la présente à un public. Ce point de vue est toujours subjectif. Raconter des histoires sur des êtres humains exige de la compréhension, et c’est ce qui m’a toujours intéressée. Pourquoi nous faisons ce que nous faisons, comment nous arrivons à penser comme nous le faisons. Il est facile de dire : « Vous faites de mauvaises choses, comment osez-vous? » Mais comprendre le monstre, c’est là que nous intervenons.
François : Je pense que c’est en partie pour ça que j’aime vos documentaires.
Danae : Je vais vous donner un exemple. Avez-vous vu Another Road Home?
François : Another Road Home?
Danae : C’était mon premier long métrage, que j’ai réalisé en 2004. En regardant ce film, vous comprendrez où tout commence. Si dans Never Again Forever, en tant que jeune cinéaste, j’essayais peut-être de plaire intellectuellement à mon père, dans Another Road Home, j’ai cherché à découvrir des vérités plus profondes. Il racontait l’histoire d’un Palestinien que mes parents avaient engagé pour s’occuper de moi quand j’étais enfant. Il a fait partie de ma vie pendant 20 ans. J’ai décidé de faire un film sur le conflit du point de vue de nos relations familiales. Beaucoup de vérités douloureuses sont ressorties de ce documentaire. Il remettait en question les contradictions entre l’esprit et les sentiments, les contradictions que nous incarnions en tant que famille. Une scène cruciale est celle où l’un de ses fils me demande ce que leur père représentait pour moi. La tension entre nous à ce moment-là, le sentiment que je lui avais enlevé son père, est l’un des moments les plus forts que j’aie jamais filmés. Cela a révélé une vérité de moi-même, car c’était ce que je cherchais.
Donc, ma carrière a toujours été ancrée dans la tentative de comprendre mes propres expériences par rapport à ce conflit. Et puis, ça a aussi été nos vies, parce que nous sommes venus ici au Québec pour que nos enfants ne grandissent pas en Israël. Mes fils ne feront pas partie de cette horrible guerre. Ma vie n’a jamais été déconnectée de ce qui s’est passé là-bas. C’est une réaction à cela, à la fois dans mes films et dans mes choix personnels en tant que mère.
François : Vous avez l’impression que… Vous parlez de vos enfants, de ne pas vouloir qu’ils grandissent dans cette guerre. Avez-vous l’impression que, ces derniers temps, le conflit s’est déplacé ici, entre les gens? Pas comme une guerre en soi, mais…
Danae : Je pense qu’il n’y a aucune comparaison entre ce qui se passe là-bas et ce qui se passe ici. Ici, les gens réagissent aux horreurs. Peut-être qu’ils ont de la famille dans la région où la guerre a vraiment lieu. À Gaza et en Cisjordanie, il y a un nettoyage ethnique et une guerre génocidaire. Les gens ici essaient par tous les moyens possibles de sympathiser, de faire quelque chose, et ils se sentent peut-être piégés dans une incapacité d’agir. Je comprends ça. Je comprends ça parce que nous le ressentons tous. Nous ressentons tous que nous voulons que cela s’arrête, et que pouvons-nous faire pour l’arrêter?
C’est là que nous devons offrir une alternative. C’est là que nous devons contenir la douleur et parler. Les médias sociaux n’aident pas ce processus. Ils simplifient à l’extrême et ne font aucun bien. Les gens préfèrent juger et annuler les autres, en voyant la réalité en noir et blanc parce que c’est trop difficile autrement.
François : Eh bien, je pense que pour la plupart d’entre nous, nous ne le réalisons pas forcément parce que nous n’avons jamais été dans une zone de guerre. Vous savez, nous avons grandi dans un endroit où il ne se passe rien. Ce n’est pas une mauvaise chose. En fait, c’est une bonne chose.
Mais à propos de ce que vous dites être votre travail. Je peux vous dire que vous avez, au moins, réussi à amener quelqu’un de nouveau à s’intéresser vraiment à ce qui se passe là-bas. Et plus j’en sais sur le conflit, plus je suis coincé avec… Mais pourquoi?!?
Danae : Le POURQUOI. Avec le recul, nous pouvons regarder l’histoire et essayer de comprendre le pourquoi. Mais nous pouvons aussi savoir que ces justifications ne sont jamais assez bonnes. Ces vérités sont ce que je recherche dans mon travail, et je les ai toujours cherchées. Quoi qu’il arrive, je n’ai jamais changé d’avis sur ce qui est bien ou mal. Ce que je ressens, c’est la solution la plus juste pour que tous les peuples vivent dans la dignité. Ce sont mes valeurs fondamentales.
François : Croyez-vous vraiment qu’à un moment donné, une solution sera trouvée? Ou du moins que quelque chose sera fait pour arrêter la haine?
Danae : Je veux croire qu’un jour cela arrivera. Mais je pense que la seule solution juste et viable pour ce qui se passe aujourd’hui est qu’il y ait un État de tous ses citoyens du fleuve à la mer. C’est la seule façon dont ces deux conflits nationaux, construits l’un sur l’autre avec tant de morts et d’injustices, verraient un jour un avenir ensemble.
François : Ensemble dans le même pays ou dans deux États différents?
Danae : Il y a environ 11 millions de personnes aujourd’hui qui vivent du fleuve à la mer dans l’ensemble de la Palestine et d’Israël. La moitié sont juifs et l’autre moitié arabes. Personne ne va nulle part. C’est l’amère vérité. Donc, depuis un certain temps, il y a une conversation : est-ce que cela signifie une solution à deux États? Est-ce que cela signifie une solution à un seul État? Ou est-ce que cela signifie une autre solution qui permettrait à ces deux peuples de vivre ensemble dans une forme d’échange pacifique? C’est juste un fait. Personne ne va nulle part, et tout le monde devra trouver une solution pour arrêter le bain de sang.
François : D’accord, je veux revenir aux films. Vous êtes passée par différents sujets. P.S. Jérusalem est centré sur la situation de votre famille. Puis il y a eu The Patriarch’s Room, A Sister’s Song et Rule of Stone. Les thèmes sont les mêmes, mais la grande idée vient d’endroits différents. Choisissez-vous votre sujet uniquement parce que c’est quelque chose qui vous passionne sur le moment, ou y a-t-il une vision d’ensemble?
Danae : Tout vient du même creuset d’avoir grandi à Jérusalem et d’avoir vécu des choses assez intensément pendant les années formatrices de ma vie. Que ce soit Jérusalem dans les années 70, 80 ou 90, une grande partie de mon inspiration vient de cet endroit très puissant. Il a simplement été exploré de différentes manières. Dans mon dernier film, Rule of Stone, j’ai exploré mon obsession de toujours pour l’architecture et la façon dont elle exprime, de la manière la plus viscérale, qui nous sommes et comment nous nous comportons en tant qu’êtres humains à travers les bâtiments que nous construisons et les espaces que nous chérissons. J’ai senti qu’une histoire sur le colonialisme et l’occupation devait être racontée à travers un prisme très différent : celui de la beauté et du design.
Quand j’étais jeune, je me promenais dans le quartier avec mon père, et nous regardions les bâtiments et parlions de la façon dont ils exprimaient les gens qui les avaient construits et ceux qui choisissaient d’y vivre. J’ai toujours trouvé cela fascinant parce que les pierres ne mentent pas ; elles sont simplement. Nous avons juste besoin de comprendre pourquoi elles ont été faites de cette façon pour découvrir une condition profondément traumatisante. Chaque film que je réalise a ce genre de source à son tout début.
Pour The Patriarch’s Room, par exemple, j’ai passé beaucoup de temps à la porte de Jaffa au fil des ans. C’était un endroit que j’aimais, et j’ai vu des changements et j’ai voulu que ça s’arrête. Tout revient toujours à quelque chose de très profond en moi, quelque chose que je ne trouve pas seulement intéressant sur le moment, mais qui a un effet profond sur ma perception. Ensuite, il faut des années pour développer et décrypter ce que cela signifie vraiment, et finalement, cela devient un film.
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Je tiens à personnellement remercier Danae Elon d’avoir pris le temps nécessaire à ce que je puisse vous présenter cette conversation sur un sujet dur, mais important.
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