L'Antimoderne troisième partie - Une

L’antimoderne | Troisième partie

Le 3 janvier 2024

À peine trois mois après sa première, Testament est déjà largement oublié, le film ayant eu un impact culturel infiniment moindre que des monuments comme Le déclin de l’empire américain ou Jésus de Montréal, lesquels ont continué d’animer les conversations érudites plusieurs mois, voire des années après leur sortie. Le plus triste est que, en y repensant bien, certains éléments du dernier Arcand étaient prometteurs. L’idée d’un personnage aîné qui se sent étranger à son époque et qui « s’ennuie de ses morts » en est une à laquelle plusieurs peuvent s’identifier, peu importe leur âge. Il aurait été intéressant que le cinéaste mise sur l’aspect psychologique de sa prémisse, qu’il ose une grande œuvre sur la vieillesse comme Umberto D. (De Sica, 1952) ou Les fraises sauvages (Bergman, 1957). Arcand déclarait au 24-60 : « Je ne fais pas des films intérieurs. Je ne suis pas Ingmar Bergman, capable de passer quatre heures dans les yeux d’une actrice. » Mais je me demande néanmoins à quoi aurait ressemblé un Testament plus introspectif et existentiel, au lieu du long-métrage actuel, qui semble avoir été écrit par François Avard en burn-out

Il est d’autant plus triste que le réalisateur prétende ne pas être apte à faire ce qu’il appelle des « films intérieurs », car son cinéma regorge de moments d’une grande sensibilité, où il fait preuve d’une réelle empathie pour ses personnages. Des valeurs comme l’amour, le rire, la fraternité, la beauté ou la générosité occupent une place majeure chez Arcand, autant que les notions historiques ou politiques. Cela peut sembler surprenant de la part d’un artiste que l’on a souvent – et parfois à raison – qualifié de snob. Il n’en demeure pas moins qu’on retrouve une certaine sentimentalité dans la filmographie d’Arcand, à laquelle je veux consacrer la dernière partie de cette rétrospective. 

Une société sans espoir 

Pour Arcand, nous l’avons dit, l’histoire se répète sans cesse, mais il est important de réitérer qu’il ne célèbre pas cet état de fait, il ne fait que l’observer. Le crime d’Ovide Plouffe montre bien que le réalisateur n’est pas rétrograde. Cela dit, il souligne comment plusieurs éléments du passé, et parfois du lointain passé, subsistent dans le présent. Ses premiers films, par exemple, montrent comment le pouvoir s’exerce avec la même brutalité à toutes les époques, même dans la « société développée » qu’est le Québec d’après-guerre, même durant l’ère faste des Trente Glorieuses. Dans sa trilogie mafieuse des années 1970 (La maudite galette, Réjeanne Padovani, Gina), qui met en scène bandits et industriels véreux régnants sur le Québec, les protagonistes amoraux agissent comme les puissants l’ont toujours fait : ils exploitent les faibles, musèlent les critiques et soudoient les quelques personnes en position d’autorité qui pourraient s’opposer à eux. Ils ne sont guère différents des seigneurs de l’Ancien Régime. Et les motoneigistes timbrés de Gina ne sont pas plus civilisés qu’une bande de cavaliers du Moyen-âge ou des guerriers cosaques russes du dix-huitième siècle. La violence infligée à la pauvre protagoniste reflète la violence économique à laquelle est soumise la région où se déroule le film, laquelle est la chasse-gardée des boss de l’usine de textile locale. 

Gina
Gina

Duplessis pousse encore plus loin l’étude du pouvoir, montrant comment il est impossible de l’exercer sans se compromettre moralement. Le feuilleton montre comment un parti réformiste – ici l’Union Nationale menée par un Maurice Duplessis au départ réellement désireux de changer les choses – se heurte à la réalité du gouvernement et finit par se soumettre aux principes de la Real politik. Le protagoniste abandonne ainsi plusieurs de ses valeurs et commence à reproduire ce qu’il dénonçait, devenant plus obsédé par la volonté de se maintenir en poste que par la volonté d’aider les gens. Il est indéniable que, dans l’histoire, plusieurs groupes contestataires – des Montagnards de Robespierre aux progressistes grecs de SYRIZA en passant par les socialistes de Mitterrand et les Bolivariens de Chavez-Maduro – ont compromis leurs valeurs fondamentales par volonté de maintenir leur domination politique, trahissant ainsi les mouvements populaires les ayant portés au gouvernement. 

La série aborde certes des notions de philosophie politique générale, mais dit aussi quelque chose de la vision qu’Arcand se fait du Québec. Pour lui, Maurice Duplessis est l’un des politiciens les plus emblématiques de notre histoire, le représentant par excellence du Canada-français d’avant la Révolution tranquille. Le cinéaste insinue en fait que c’est pour cela que le « Cheuf » est aussi honni depuis les années 1960 : parce qu’il incarne la partie canadienne-française de notre identité, que la modernité a cherché à effacer. Arcand présente ces tentatives comme étant futiles et présente Duplessis comme le modèle du dirigeant québécois, vers lequel nous revenons toujours, malgré nos prétentions de vouloir changer. Le feuilleton démontre à quel point la politique québécoise peut être redondante. 

Notons que cette réflexion était déjà amorcée dans Québec : Duplessis et après, un documentaire dans lequel Arcand met en parallèle les discours de René Lévesque et Robert Bourassa, prononcés lors de l’élection de 1970, et ceux de Duplessis, prononcés en 1956. De façon surprenante, autant le libéral que le péquiste tiennent des propos très semblables à ceux de Duplessis, qui, comme Bourassa, parle de développement économique et, comme Lévesque, parle d’un grand mouvement d’émancipation nationale. Arcand et son équipe ont même réussi à dénicher un extrait où le « Cheuf » proclame « Il faut devenir maitres chez nous ». Narquois, le réalisateur inclut aussi des extraits du programme de l’Union Nationale de 1935 et montre comment, 35 ans plus tard, les candidats au scrutin de ’70 font campagne exactement sur les mêmes enjeux et les mêmes promesses, illustrant à quel point rien ne change chez nous. L’inclusion dans le documentaire d’extraits du rapport Durham de 1840, qui critique acerbement les défauts des Canadiens-français, renforce le message du film selon lequel nous sommes condamnés à répéter les mêmes schèmes de pensée. Le documentaire accorde beaucoup d’attention aux militants, peu importe leur parti, qui rêvent de changer leur société. La perspective historique du film rend leur lutte tragique, car elle semble vouée à l’échec.

 À ce propos, Duplessis montre également comment les idéalistes – comme les personnages de Paul Gouin et de Madeleine Parent – ont souvent infiniment moins d’influence que les tyrans et sont souvent punis par l’histoire, ce qui s’est avéré de Cicéron à Che Guevara, en passant par Georges Danton et Rosa Luxembourg. 

Il faut dire qu’Arcand s’est toujours montré un peu goguenard envers les idéalistes. Ses premiers courts-métrages documentaires comme Champlain (1964) ou Les Montréalistes (1965) moquent des idéaux de pureté associés aux figures fondatrices de la Nouvelle-France. On est au coton présente des travailleurs textiles complètement aliénés qui ne semblent avoir aucune chance de s’en sortir. Une des ouvrières va même jusqu’à dire qu’elle ne souhaiterait avoir plus que son salaire de misère, car elle ne saurait pas quoi faire de son argent de toute façon. À une époque où la plupart de ses collègues cinéastes sont maoïstes, Arcand termine son long-métrage avec la phrase « Je ne pense pas qu’une grande révolution prolétarienne soit possible dans la province de Québec. » Pour lui, le système d’exploitation politique et économique qu’il documente semble là pour rester. Et cette conclusion pourrait s’appliquer dans plusieurs pays.

Champlain
Champlain

Dans Le confort et l’indifférence, le cinéaste détaille comment le gouvernement fédéral a entre ses mains toutes les conditions nécessaires à l’exercice du pouvoir décrites par Machiavel… durant la Renaissance italienne. Les premiers films d’Arcand montrent comment les dynamiques de domination perdurent dans le temps. C’est surtout ainsi que, dans ses premières années de carrière, se manifeste son fatalisme historique. 

À partir des années 1980, Arcand adopte un discours plus socio-historique. Plus positif que les autres, Jésus de Montréal montre comment les sentiments de sacré et de transcendance peuvent exister même à l’époque contemporaine. La trilogie des générations, quant à elle, explore les ressemblances entre les sociétés modernes et le monde antique ou médiéval. À ce propos, je défends Le règne de la beauté, souvent décrit comme inintéressant, car il a un propos historique. II montre des jeunes gens fortunés qui prennent des allures de nobles contemporains réfugiés dans leurs domaines ruraux. De façon assez amusante, le protagoniste de ce film, tel un seigneur du Moyen Âge, gagne le respect de ses pairs en participant à la construction d’une abbaye. 

Ainsi, la vision du monde de l’artiste repose sur un passé cyclique et pas forcément positif, auquel nous revenons toujours, n’en déplaise aux utopistes, éternels déçus du cinéma arcanien. Le cinéaste se montre par ailleurs plutôt sceptique de la modernité, d’abord parce qu’elle nie vainement le passé plutôt que d’essayer de comprendre son influence sur le présent, ensuite parce que le projet qu’elle porte ne lui semble pas beaucoup plus inspirant que le monde ancien. Arcand exprime surtout son dédain du moderne par une féroce critique des médias de masse, qu’il semble percevoir comme l’une des pires forces du monde d’aujourd’hui. Ses longs-métrages qui traitent de l’univers médiatique (Jésus de Montréal, Love And Human Remains, Stardom) satirisent les aspects les plus grossiers de la publicité ou de la télévision, présentées comme des agents d’abrutissement collectif. Comme nous avons eu l’occasion de l’aborder dans la deuxième partie du texte, Arcand critique également la vacuité hédoniste des années 1980-1990 dans Le Déclin…, ainsi que le saccage du patrimoine, matériel comme immatériel, dans Joyeux calvaire et Les invasions barbares. Pour lui, l’obsession du progrès est en partie responsable de cette perte. 

La rédemption dans l’intime 

Ainsi, Arcand dresse un portrait assez pessimiste de nos sociétés, ce qui laisserait penser que son œuvre est sombre et désespérante. Il n’en est pourtant rien, l’auteur n’a pas la froideur d’un Béla Tarr ou d’un Michael Haneke. À mon sens, cela s’explique d’abord par l’humour que l’on retrouve dans tous ses scénarios. Les films arcaniens sont indéniablement drôles et comportent tous une part de légèreté, peu importe la gravité de leur sujet. Le cinéaste est fidèle à la maxime « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer ». Il y a par ailleurs chez lui une grande générosité envers ses personnages, qu’il présente toujours sous un jour sympathique. 

Dans ses documentaires, on le sent réellement préoccupé par le sort des ouvriers du coton ou des militants politiques qu’il filme. Un des moments les plus graves de tout le cinéma arcanien se retrouve dans Le confort et l’indifférence, quand il donne la parole au souverainiste Hauris Lalancette, un ouvrier de l’Abitibi qui a passé sa vie à se battre pour l’intérêt de sa région et pour l’indépendance. Arcand ne croit pas que l’idéal de Lalancette se réalisera, mais il croit néanmoins que sa parole doit être entendue, c’est pourquoi il le laisse exprimer tout son désarroi suite aux résultats du référendum de ’80. 

Le confort et l’indifférence
Le confort et l’indifférence

Arcand sait faire ressortir les qualités de ses personnages, en fiction comme en documentaire, mais il sait aussi nous faire aimer des personnages a priori détestables. Par exemple, bien que Réjeanne Padovani ait marié un criminel en toute connaissance de cause, deux fois plutôt qu’une, il est difficile de voir en elle autre chose qu’une victime qui ne demande qu’à vivre en paix. Impossible de rester de marbre devant le long monologue qu’elle déclame avant sa mort, qui cimente son image de figure tragique. 

Cette sympathie d’Arcand pour des figures complexes est encore plus évidente dans Duplessis. Le choix fait par la série de présenter l’ancien premier ministre comme un bon vivant, jovial et passionné, est audacieux, au point où l’on a reproché à Arcand de donner au public une image trop positive du « Cheuf ». La performance exceptionnelle de Jean Lapointe dans le rôle-titre a certes dû aider, mais il n’en demeure pas moins que cette critique montre à quel point Arcand aime ses personnages et sait nous les faire aimer aussi. Du reste, je ne crois pas que le portrait qu’il fait soit irréaliste, en ce sens que Duplessis n’était sûrement pas un ogre antipathique, il devait avoir un charisme naturel, sans quoi personne n’aurait jamais voté pour lui. De même manière, les protagonistes du Déclin et des Invasions barbares sont des plus attachants, malgré qu’ils soient des intellectuels méprisants et machos. 

Cette affection du cinéaste pour ses protagonistes témoigne de l’importance qu’il accorde à l’idéal amoureux dans ses films. La forte attirance jamais avouée qui existe entre Duplessis et sa secrétaire, Mademoiselle Cloutier, la liaison entre Ovide Plouffe et Rita Toulouse, le couple platonique que forment les protagonistes de Love and Human Remains, sont autant d’exemples de romances touchantes que le réalisateur met en scène. 

Bien entendu, les plus belles histoires se retrouvent dans Le Déclin de l’empire américain et Les invasions barbares. Malgré toutes leurs difficultés, les personnages de Rémy et Louise continuent à éprouver des sentiments forts l’un pour l’autre. Et que dire de l’attachement qui se noue entre l’étudiant Alain et Dominique, une femme d’âge mûr jouée par la lumineuse Dominique Michel. Mais le plus touchant de ces films est l’amitié qui unit ce groupe d’universitaires des années durant. Même le personnage de Pierre (Curzi), de loin le plus arrogant, se montre étonnamment vulnérable quand il déclare à ses amis qu’ils sont sa vraie famille. Cette scène dit aussi quelque chose de l’importance qu’Arcand accorde à la fraternité, tant celle qui peut exister dans une troupe de théâtre – Jésus de Montréal – que parmi les itinérants, dans Joyeux calvaire

Les invasions barbares
Les invasions barbares

Enfin, une autre valeur également importante chez Arcand est la beauté. Certes, la beauté féminine, qui est au cœur de tous ses films, mais également la beauté masculine, plus subtile, mais toujours présente, et surtout la splendeur du désir. Également la beauté de l’engagement, qu’il montre dans chacun de ses documentaires. Celle de l’art, qui a nourri toutes ses mises en scène, et de la musique, sans laquelle ses films n’auraient jamais pu être si marquants. Jusque dans Testament, Arcand demeure un auteur attaché à ce thème fondamental. À aucun moment ce thème ne s’exprime mieux que dans Les invasions barbares quand le personnage de Rémy, se faisant injecter une dose mortelle d’héroïne, repense à un vieux film italien qui a suscité chez lui les premiers émois à la fois intellectuels et romantiques. On a souvent taxé Arcand d’être un cynique, mais il semble avoir une foi sincère dans quelques valeurs intimes qui sont souvent l’ultime rempart contre le monde. Et peut-être a-t-il raison de penser que c’est dans l’amour et la beauté que nous devrions placer nos espoirs. 

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