L Antimoderne deuxième partie - Une

L’antimoderne | deuxième partie

Le 27 novembre 2023

Poursuivons cette rétrospective consacrée au cinéma de Denys Arcand, entamée – rappelons-le – dans la foulée d’un visionnement insatisfaisant de Testament, qui pourrait être le dernier long-métrage de l’auteur. Un des aspects les plus décevants de cet opus est son manque de perspective historique, pour le moins inhabituel dans l’œuvre du cinéaste. En effet, à part dans sa dernière scène, qui rehausse certes le niveau de l’ensemble du film, Testament ne semble s’intéresser qu’à l’actualité immédiate. Le scénario regorge de blagues paresseuses sur la société actuelle, à peine dignes d’un épisode de South Park d’il y a dix ans, tandis que le protagoniste passe plusieurs scènes à radoter son incompréhension de l’époque contemporaine, ce qui donne l’impression d’entendre la lecture d’un long billet d’humeur. Malgré tous les commentaires sur « les gens qui se font tatouer » et sur la mauvaise gestion de la pandémie, le film « n’est pas moralisateur », insiste le réalisateur. 

On me répondra peut-être que ce ton convient au public cible, ce qui n’est pas faux. Après tout, les recettes vont probablement approcher les deux millions d’ici la fin de l’année. Cela fait néanmoins mal au cœur de penser qu’il y a vingt ans, Arcand remportait le prix du scénario à Cannes pour Les invasions barbares, alors que Testament n’a comme seul mérite de multiplier les facilités scénaristiques pour plaire à une foule gagnée d’avance. Un peu comme troquer un Goncourt contre un coup de cœur Renaud-Bray. En fait, ce qui me déçoit le plus de Testament, c’est sa paresse, que ce soit au niveau du récit, des réflexions ou de la forme, alors que la filmographie d’Arcand est si riche en réflexions complexes brillamment exprimées par l’écriture et la mise en scène. 

Par exemple, au cœur de son œuvre, il y a cette idée que l’histoire se répète sans cesse et que le changement ne survient que très lentement, ce qui rend caduc tout espoir de progrès social rapide. Suivant cette logique, Arcand est plutôt sceptique face aux promesses de la modernité – québécoise et occidentale – et affirme que renier le passé – religieux, notamment – revient à renier un fondement de l’identité humaine. Disciple de l’historien et essayiste Maurice Séguin, Arcand se montre particulièrement pessimiste quant à la capacité du Québec d’évoluer. Pour lui, nous sommes encore des Canadiens-français, pris dans le même état d’esprit depuis au moins l’époque du Rapport Durham et de l’Acte d’Union (1839-1840), bien que le désir d’être moderne nous fait souvent l’oublier. Le réalisateur nous présente comme un peuple incapable de sortir du passé, mais trop obsédé par le progrès pour le reconnaitre. Toutes ces réflexions sur le passé et cette capacité à penser l’histoire longue font la sève du style arcanien.

Par exemple, il existe plusieurs œuvres montrant comment les idéalistes des années 1960 sont devenus bourgeois dans les années 1980. Le Déclin… traite de ce phénomène, mais son originalité vient du fait qu’il souligne plusieurs parallèles entre l’époque postmoderne et celle du déclin de l’Empire romain. L’attitude hédoniste et individualiste des personnages s’expliquerait par une tendance civilisationnelle plus large, associée à la chute d’une puissance dominante. Il est difficile de nier que, durant les Trente Glorieuses (1945-1975), l’Occident a connu une période de prospérité économique et culturelle, comparable à l’ère de la Pax Romana, et que la fin brutale de cette période semble avoir condamné l’Amérique et ses alliés, dont la petite province de Québec, à une lente sénescence. Cette vision, pessimiste mais lucide et s’appliquant à l’ensemble du monde occidental, a fait du Déclin de l’empire américain un des films québécois les plus célèbres de l’histoire.

Les belles lettres 

Le cinéma arcanien recèle ainsi plusieurs considérations complexes, mais elles ne sont jamais présentées de manière rébarbative. Bien au contraire, l’auteur multiplie les références érudites tout en réussissant à garder ses films légers. Le meilleur exemple de cela se retrouve, bien entendu, dans Le Déclin de l’empire américain (1986) et Les Invasions barbares (2003), où Arcand célèbre les grands textes, ainsi que la philosophie. Les discussions entre les personnages d’universitaires sont truffées de références à des auteurs aussi divers que Cioran, Gibbon, Séguin, Lévi, Soljenitsyne, Dante, Sophocle et Aristophane. Avec Le Déclin Arcand propose en fait la version cinématographique d’un essai littéraire, ce qui est audacieux, considérant que, comparé au roman, l’essai est un genre littéraire qui se retrouve assez peu dans le cinéma de fiction. Une bonne partie du film est donc composée des personnages échangeant des théories sur leur époque et sur les relations hommes-femmes. 

Le déclin de l'empire américain - Antimoderne 2
Le déclin de l’empire américain

D’ailleurs, le côté littéraire du Déclin… ne se situe pas seulement dans ses références, mais aussi dans le soin apporté à la langue parlée, à la qualité de l’expression. Le film dépend presque uniquement des qualités oratoires de ses personnages et, en cela, il fonctionne. Les comédiens manient la langue soutenue du scénario avec un naturel, une énergie et une euphorie indéniables. Les invasions barbares poursuit la même ligne esthétique de références littéraires et de théories intellectuelles sur l’époque, mais se charge de considérations philosophiques plus sombres portant sur la fin de vie, les angoisses du nouveau millénaire et l’état de la société québécoise. 

À ce propos, si l’on se représente souvent les « barbares » comme des envahisseurs brutaux venant détruire une civilisation donnée, il m’apparait clair qu’Arcand utilise le terme « barbare » au sens propre, qui signifie « ce qui est étranger ». Ainsi, l’inconnu auquel fait référence le titre peut aussi bien désigner, dans le contexte du film, les nouvelles drogues jusqu’alors inconnues, les technologies numériques qui progressent à une vitesse phénoménale ou encore les islamistes radicaux, peu connus du monde occidental jusqu’au 11-septembre. La fin de l’Empire est consommée et dans Les invasions barbares, mais aussi dans Le règne de la beauté (qui est certes mineur,  mais que je considère néanmoins comme le troisième chapitre d’un « triptyque des générations »), Arcand présente le XXIe Siècle comme un nouveau Moyen-âge, donc comme une époque de misère culturelle et économique où les conflits incessants au Moyen-Orient prennent l’allure des nouvelles croisades.

Parlant de générations, à mon sens, les « barbares » dont parlent Les invasions barbares sont surtout les plus jeunes générations – particulièrement la génération X – qui ne partagent que peu de référents culturels ou moraux avec leurs parents babyboumeurs et qui sont donc, à toute fin pratique, des étrangers envahissant l’espace de la population dominante. Tout comme les babyboumeurs sont devenus les « barbares » de leurs parents en perdant, comme le rappelle le film, plusieurs référents judéo-chrétiens qui structuraient jadis la société canadienne-française. 

Les invasions barbares - Antimoderne 2
Les invasions barbares

Les références au Canada-français, une vision critique de la modernité et les références littéraires reviennent également dans des opus moins récents d’Arcand, comme Duplessis, Le crime d’Ovide Plouffe ou encore Joyeux calvaire. La série s’inspire beaucoup de la biographie de Maurice Duplessis écrite par l’historien Robert Rumilly, Le crime… est adapté du roman de Roger Lemelin et Joyeux Calvaire est sans doute le projet d’Arcand qui contient le plus de références lettrées. Dans tous ces titres inspirés d’œuvres livresques, Arcand traite du Québec pré-Révolution tranquille, non sans une certaine tendresse. Il montre notamment comment le sentiment de communauté pouvait sembler plus fort avant 1960 et comment la transition subite vers la modernité a perturbé notre rapport au passé, sans pour autant changer le fonctionnement de notre société. Pour le cinéaste, cette fuite en avant vers le progrès à tout prix est d’autant plus superflue que, comme nous l’avons dit, l’histoire finit toujours par se répéter! Cela dit, il ne se répand pas non plus dans un passéisme niais. Le crime d’Ovide Plouffe montre bien comment la société des années 1940-1950 pouvait être bornée et inquisitrice, tandis que Duplessis ne nie pas les pratiques autoritaires qui ont caractérisé le règne de l’Union nationale.

Quebec-duplessis
Duplessis

Je voudrais maintenant prendre un – long – passage pour traiter de Joyeux calvaire, car il s’agit, à mon sens, d’un chef-d’œuvre méconnu, où la vision d’Arcand s’exprime avec une finesse et une subtilité rarement atteinte. L’entièreté du film met en scène deux sans-abris, joués par Gaston Lepage et Benoît Brière, qui errent sans but dans les rues de Montréal, où ils croisent une série de personnages colorés désireux de partager leur histoire. Le film prend ainsi la forme d’un recueil de nouvelles ou de récits, l’intrigue se construisant au fil des mille-et-une rencontres. Certaines sont drôles, d’autres tragiques, la plupart sont touchantes. 

La trame principale de Joyeux calvaire est en fait assez mince, elle est diluée par de nombreuses scènes mettant en scène les souvenirs des protagonistes ou ceux de leurs compagnons d’infortune. Si ce procédé narratif pourrait être un défaut chez certains scénaristes moins expérimentés, il rend ici l’intrigue plus littéraire et plus riche que ne serait celle d’un film en trois actes. La structure du film rappelle en fait celle de Jacques le Fataliste, de Denis Diderot, ou Don Quichotte, de Miguel Cervantès, deux romans mettant justement en scène un duo de personnages ayant de longues conversations philosophiques. Les dialogues recèlent plusieurs réflexions complexes sur la condition humaine, qui se présentent sous la forme de métaphores et surtout d’aphorismes, une forme appréciée par le philosophe Emil Cioran, qu’apprécie beaucoup Arcand. 

Le douzième long-métrage d’Arcand comporte également plusieurs réflexions sur l’histoire et notre rapport au passé. Le film montre un Montréal en pleine évolution, où les anciens quartiers historiques sont rasés et où les vieux bâtiments sont jetés à terre. Impuissants à changer quoi que ce soit, les deux personnages principaux ne peuvent que se promener à travers les ruines et commenter sur ce dont la ville avait l’air autrefois. Le personnage de Lepage, plus âgé, devient en quelque sorte le dépositaire de la mémoire montréalaise, ayant une anecdote à propos de chaque rue, de chaque bâtisse condamnée à la destruction. Dans le même ordre d’idées, presque tous les personnages du film sont dans la quarantaine ou la cinquantaine.Le film se déroulant au début des années 1990, ils appartiennent donc à une génération antérieure à la Révolution tranquille. Là où la mémoire québécoise a tendance à s’arrêter à 1960, Arcand se sert de ses personnages et de leurs souvenirs pour explorer le passé. Ainsi, la plupart des sans-abris sont des descendants de marins, de fermiers, d’ouvriers d’usine et de colons. Le personnage de Lepage a pour sa part des racines acadiennes. Écrire ses personnages ainsi permet au cinéaste d’évoquer notre passé canadien-français et de rappeler que la plupart de nos ancêtres étaient des travailleurs manuels. 

Joyeux Calvaire - Antimoderne 2
Joyeux Calvaire

Dans une scène particulièrement touchante du film, les protagonistes vont fouiller dans les poubelles d’un hospice pour ainés, où ils trouvent une lettre datant de 1918. On comprend que la missive appartenait à un résident octogénaire récemment décédé et qu’elle a été écrite par le père de ce dernier, un vétéran de la Première Guerre mondiale. Ému, le personnage de Lepage lit la lettre, où le militaire confie à son jeune fils que les conditions de survie sont difficiles, mais qu’il a hâte de revoir ses nombreux enfants et l’entièreté de sa grande famille. 

Cette scène, pourtant très simple, provoque un sentiment de mélancolie assez lancinant et confère une tout autre dimension au film. D’abord, le fait qu’un document historique si important ait pu être jeté aux ordures en dit long sur le peu d’importance accordé à l’histoire au Québec. Ensuite, les conditions de vie que décrit le soldat anonyme sont assez similaires à celles que vivent les mendiants du film, ce qui insinue que même si des soldats québécois se sont battus pour la « liberté » durant les deux guerres mondiales, certains individus des générations suivantes sont tout de même réduits à vivre un sort à peine meilleur. Malgré des décennies de paix, les conditions misérables du temps de guerre sont encore présentes, dans les rues de la métropole québécoise. 

Mais, les lignes les plus touchantes de ce passage sont celles où l’auteur de la lettre proclame son envie de revoir sa famille nombreuse. Considérant que le fils à qui est dédiée la lettre vient de mourir, seul, dans un centre de soin palliatif, une certaine amertume se dégage du fait qu’on lise une lettre écrite par son père quand il était enfant, à l’époque où sa famille était nombreuse. De plus, tous les personnages du film sont solitaires, donc la mention d’une grande parenté vient renforcer le contraste avec leur situation. Mais, plus largement, cette scène est tragique, car la lettre témoigne d’un monde qui n’existe plus, où les familles comptaient dix enfants et où les hommes, après avoir fait ce qu’ils considéraient comme leur devoir, pouvaient rêver d’une vie paisible à la campagne. Cette époque, et cela va dans le sens du propos d’Arcand, est révolue, écrasée sous le rouleau compresseur de la modernité individualiste. Cette scène est un commentaire sur l’état du Québec moderne, qui a succédé à la grande famille canadienne-française. 

À suivre…

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Le 27 novembre 2023

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