Douze (autres) films avortés que l’on aurait aimé voir | Première partie

Le 8 juillet 2023

Début 2023, mon collègue David Simard-Jean proposait un top 10 des projets cinématographiques jamais concrétisés qu’il aurait ardemment souhaité voir. J’ai trouvé cette idée de texte fort intéressante et cela m’a amené à dresser ma propre liste d’ébauches de films qui auraient pu devenir des classiques du Septième art, mais qui, à mon grand désarroi, n’ont pas vu le jour.

Ingmar_Bergman
Ingmar Bergman

Bergman disait que le théâtre avait été pour lui une épouse fidèle là où le cinéma avait été une maîtresse cruelle et difficile. Par cette formule, le maître suédois résume assez bien la nature exigeante du Septième art. Ce dernier nécessite en effet des moyens financiers, humains et logistiques considérables, beaucoup plus que la majorité des autres disciplines créatives, exception faite de certaines productions musicales classiques (ballet, opéra, concert symphonique).

Mais si l’on prend la littérature, par exemple, la rédaction d’un manuscrit représente la quasi-totalité de la tâche, tandis qu’au cinéma, l’écriture n’est qu’un quart du processus. Il faut ensuite passer par la préproduction, le tournage, puis la postproduction, tout cela en bataillant à chaque étape pour avoir un financement approprié. Est-il dès lors surprenant que même des cinéastes légendaires se découragent à mi-chemin et abandonnent des idées?

Ainsi, faire le post-mortem de projets morts au feuilleton, ce n’est pas que s’imaginer à quoi auraient pu ressembler certains longs-métrages, c’est aussi aborder un aspect fondamental du cinéma, soit son côté profondément injuste, car si ses possibilités créatrices sont multiples, ses écueils le sont tout autant. Finir même le plus modeste des films relève de l’exploit. Voilà pourquoi les échecs crève-cœur sont aussi fréquents, dans l’histoire du cinéma, que les chefs-d’œuvre. Voyons maintenant, en ordre chronologique, ce que certains de ces chefs-d’œuvre auraient pu être.

Heart of Darkness, d’Orson Welles

Dans les années 1930, le nom d’Orson Welles devient progressivement connu, d’abord dans le milieu culturel new-yorkais, puis dans l’ensemble du pays. Entre 1934 et 1938, le jeune homme à peine vingtenaire met en scène plusieurs pièces de théâtre, fonde sa propre compagnie – le Mercury Theatre – et dirige quelques émissions radiophoniques. Après son célèbre canular de 1938 sur les ondes de CBS, durant lequel il lit un extrait du roman The War of the Worlds comme s’il s’agissait d’un bulletin de nouvelles, ce qui provoque une certaine commotion sur la Côte Est américaine, la popularité de Welles dépasse d’un coup les frontières de New York. En 1939, il se rend à Hollywood à l’invitation du studio RKO Pictures, qui voit en lui un futur réalisateur à succès. Welles signe un contrat assez avantageux, lui permettant de réaliser une série de films de son choix.

Citizen Kane
Citizen Kane

Début 1940, Welles décide de s’attaquer à une adaptation du célèbre roman britannique Heart of Darkness de Joseph Conrad, qui relate l’histoire d’un aventurier anglais devant remonter le fleuve Congo en bateau à vapeur, pour retrouver un marchand belge devenu seigneur de guerre. Si cette prémisse semble familière, c’est qu’elle est à l’origine d’Apocalypse now! de Francis Ford Coppola. La réalisation de ce film a failli coûter à Coppola sa santé mentale, mais il est au moins parvenu à terminer le projet. Welles, pour sa part, n’a jamais eu la chance de s’attaquer à l’œuvre de Conrad. Les patrons de RKO refusent immédiatement le scénario pour des raisons budgétaires et Welles comprend vite que la « carte blanche » qu’on lui avait promise n’en est pas vraiment une. C’est malheureux, car son Heart of Darkness aurait eu le potentiel d’être aussi marquant que Citizen Kane, qu’il sort en 1941. Compte tenu du fait que le roman décrit la nature sauvage comme quelque chose d’à la fois sombre et monumental, le style de Welles — avec ses mises en scène théâtrales souvent oppressantes — aurait permis de bien retranscrire à l’écran l’atmosphère du livre. Et, fidèle à son habitude d’expérimenter avec le médium cinématographique, Welles souhaitait tourner tout le film en caméra subjective. S’il était arrivé à ses fins, sa première réalisation aurait été un exercice de style fascinant.

L’échec de Welles à faire produire Heart of Darkness est annonciateur des problèmes qu’il rencontrera tout au long des années 1940 et 1950, époque durant laquelle il fera produire ou distribuer ses films par des majors hollywoodiennes, qui n’auront cesse de vouloir limiter ses ambitions. En 1943, le cinéaste se heurtera d’ailleurs au représentant par excellence du système des studios : Walt Disney. Welles souhaite alors adapter Le Petit Prince de Saint-Exupéry en y incluant des passages en animation, mais une discussion avec Disney suffira à l’en décourager. Pour ses derniers opus, Welles se tournera vers des maisons de productions européennes.

Jesus, de Carl Theodor Dreyer

Jesus - Carl Theodor Dreyer

Dreyer est l’un des cinéastes danois les plus connus du XXe siècle. Son style se caractérise par une grande austérité visuelle, de même que par son aspect existentialiste-chrétien. L’auteur est un croyant, qui aborde des sujets religieux dans la majorité de ses films, mais sans verser dans le prosélytisme niais à la Mel Gibson. Au contraire, Dreyer explore la foi dans toute sa complexité, accordant beaucoup d’importance au silence divin, au doute, à la solitude et à l’attente de la Résurrection. Autant de thèmes qui poussent à réfléchir sur la condition humaine, dans un monde où la présence de Dieu est toujours remise en question.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de savoir que Dreyer a longtemps voulu réaliser un film sur la vie du Christ. De 1950 jusqu’à sa mort, en 1968, le cinéaste tente sans succès de trouver des bailleurs de fonds pour son ultime réalisation. Dreyer a révélé que son film aurait proposé une vision très réaliste de la vie de Jésus, voulant montrer son humanité plus que sa divinité. On peut imaginer que la représentation des miracles aurait aussi été montrée avec une grande sobriété, comme dans Ordet, que Dreyer filme en 1955. Ayant été profondément marqué par les images de l’Holocauste, le cinéaste souhaitait aussi faire un film qui disculperait les Juifs de l’accusation de déicide. S’il avait vécu quelques années de plus, peut-être aurait-il réussi, au début des années 70 à sortir cette grande fresque mêlant histoire, mythe, philosophie et humanisme.

Napoléon, de Stanley Kubrick

Barry Lyndon
Barry Lyndon

Il s’agit peut-être du film non abouti le plus célèbre de l’histoire du cinéma. Au début des années 1970, fort du succès de 2001. A Space Odyssey, Kubrick souhaite réaliser un immense film sur la vie de l’empereur des Français. Connu pour être monomaniaque, le cinéaste remplit des commodes entières de documents traitant de Bonaparte. Il imagine des scènes de bataille dantesques – similaires à celles de Spartacus – nécessitant des dizaines de milliers de figurants. Nul doute que la chute vertigineuse de Napoléon après sa campagne désastreuse en Russie, et sa mort en exil auraient bien convenues à la vision cynique de Kubrick. Il prévoyait aussi confier le rôle principal à David Hemming et le rôle de l’impératrice Joséphine à Audrey Hepburn.

Après quelques années de développement, Kubrick a fini par abandonner le projet et a plutôt réalisé le plus modeste  — et mineur — Barry Lyndon. Cela dit, il s’agit peut-être d’un échec heureux, car certains films d’auteur à gros budgets des années 1970 (Sorcerer, Apocalypse now!, Heaven’s Gate) sont devenus des échecs commerciaux majeurs, ce qui a eu des conséquences désastreuses pour la carrière des cinéastes les ayant réalisés.

King Lear de… Orson Welles

Merchant of Venice
Merchant of Venice

Si Orson Welles revient deux fois dans cette liste, c’est tout simplement parce que sa carrière regorge d’idées fascinantes qui n’ont jamais abouti. On recense ainsi entre vingt et trente films que le cinéaste a abandonnés à diverses étapes du développement. Son adaptation du King Lear de Shakespeare est le dernier qu’il a tenté de développer sans y parvenir. Durant les trois dernières années de sa vie, de 1982 à 1985, il tente de trouver l’argent nécessaire pour boucler le budget de King Lear, la majorité des fonds ayant été promis par le gouvernement français. Toujours aussi inventif, Welles souhaite tourner l’entièreté du film en plan rapproché, rompant avec son habitude de filmer ses scènes en grand-angle au milieu de décors massifs. Il prévoit aussi alterner entre des images 35mm noir & blanc et des prises de vues en VHS.

L’influence de Shakespeare est partout dans la filmographie de Welles. Même quand ses scénarios ne sont pas des adaptations du Barde, ses protagonistes sont des figures tragiques shakespeariennes. Welles a certes déjà réalisé une trilogie shakespearienne, avec Macbeth, Othello et Chimes at Midnight, mais j’aurais beaucoup aimé voir une deuxième trilogie inspirée des oeuvres du poète anglais, composée de Twelfth Night, Merchant of Venice et King Lear. Notons que Welles a travaillé sur de courts essais s’inspirant des deux premières pièces.

Le grand cahier, de Jean-Claude Lauzon

Le Grand cahier
Le Grand cahier

Lors de Rendez-vous Québec Cinéma de 2022, j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence commémorant les vingt-cinq ans de la mort de Jean-Claude Lauzon et célébrant le trentième anniversaire de Léolo, ainsi que le trente-cinquième de Un zoo la nuit. Lors de la discussion animée par Nathalie Petrowski, il a été révélé que, peu avant son décès, Lauzon avait été sollicité par des producteurs français (ou suisses, ma mémoire est floue) pour adapter Le grand cahier (1986) d’Agota Kristof. L’histoire très scabreuse de ce roman met en scène deux jumeaux anonymes qui vont vivre chez leur vieille tante acariâtre, durant un conflit qui évoque la Seconde Guerre mondiale. À mesure que l’intrigue avance, les enfants assistent à des scènes d’une grande brutalité et deviennent de plus en plus violents eux-mêmes. Cette histoire aurait été parfaite pour Lauzon pour plusieurs raisons. Après Un zoo la nuit, qui traite des relations père-fils, et Léolo, un hommage à la mère de Lauzon, jouée par Ginette Reno, Le grand cahier aurait porté sur l’enfant, troisième figure archétypale de la famille. Avec son style frontal, Lauzon aurait aussi pu rendre justice à l’univers glauque de Kristof. Enfin, les jumeaux sont décrits comme parfois très agressifs, parfois plutôt charmeurs. La plupart des gens ayant connu Lauzon disent de lui qu’il avait aussi cette double nature, parfois explosive, parfois très douce. Ainsi, ce troisième long-métrage Lauzon aurait été en partie autobiographique, comme ses deux précédents.

Batman Continues, de Tim Burton

Robin Williams en Sphinx
Robin Williams en Sphinx

Quittons un moment le monde du cinéma d’auteur pour lorgner du côté d’Hollywood. J’avoue avoir un faible pour Tim Burton et plus particulièrement pour ses Batman, qui ont marqué mon enfance. Après Batman : The Motion Picture, en 1989, Batman Returns, en 1992, Burton prévoyait clore sa trilogie consacrée au personnage avec un chapitre intitulé Batman Continues. Cet hypothétique troisième volet aurait vu le retour de Michael Keaton dans le rôle-titre et de Michelle Pfeiffer en Catwoman. Le film aurait également mis en vedette Robin Williams dans le rôle du Sphinx, le principal antagoniste. Le fait que nous ayons été privés de cette performance est probablement l’aspect le plus décevant de ce projet annulé. Un jeune Marlon Wayans aurait également fait ses débuts dans le rôle de Robin. Si le studio avait décidé de faire confiance à Burton, ce dernier aurait pu développer sa version sombre et gothique de l’univers de Batman, en compagnie d’une distribution de grand talent. À la place, nous avons eu droit à deux films de Joel Schumacher, sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’attarder plus longuement, sinon pour dire que tout le monde les déteste.

À suivre…

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Le 8 juillet 2023

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