Theodore Ushev : liens invisibles — L’artiste entre cirque et censure 

« Je suis un âne sauvage de Kyustendil. C’est la vérité. »

Unseen Connections - affiche

Auteur de nombreux courts métrages d’animation réputés, Theodore Ushev dévoile ici son univers intérieur, somme d’un demi-siècle d’expériences personnelles vécues dans un monde en perpétuel changement.

Voyage en terre natale

Même si la Bulgarie n’a jamais fait partie officiellement de l’URSS, elle était partie prenante du bloc communiste qui s’écroula en 1990. C’est dans ce contexte que se déroulent les premières années de la vie de Theodore Ushev, des années marquées par la censure et la répression du régime. Dès son enfance, il était aux premières lignes de cette réalité, ses deux parents étaient des artistes marginaux, son père a été emprisonné à trois reprises parce qu’il avait la barbe et les cheveux longs. Rapidement, il se trace un rapport intime et inéluctable entre art et politique pour Ushev, un rapprochement qui parcourt toute son œuvre. 

Theodore-Ushev_Unseen-Connections_With-Albena-Mikhailova-artist - Voyage en terre natale
Theodore Ushev et Albena Mikhailova

La répression ne l’a pourtant jamais empêché d’accéder à la culture, elle l’a seulement incitée à s’en procurer par des chemins alternatifs. Par exemple, puisque la majorité des grands films américains n’étaient pas distribués dans son pays à l’époque, c’est grâce à un circuit de distribution de VHS alternatif qu’il parvient à visionner Jaws de Steven Spielberg (1975), The Wall d’Alan Parker (1982) ou encore JFK d’Oliver Stone (1991). Le documentaire nous amène à la rencontre des deux cinéphiles qui alimentaient ce réseau souterrain à l’époque. Ceux-ci témoignent de la piètre qualité des copies qu’ils produisaient et des techniques de doublage rudimentaire qu’ils employaient pour traduire les films de l’anglais au Bulgare. 

Lieux de mémoire

Même après son départ de la Bulgarie vers le Canada, ce sont les réminiscences de sa terre natale qui propulsent son travail de cinéaste. À travers le documentaire, on l’accompagne sur les traces de son passé : l’école primaire où ses enseignants lui prédisaient un avenir de criminel, mais où il a réalisé ses premiers dessins d’une maîtrise qui témoignait déjà de son grand potentiel; un chapiteau de cirque ambulant qui venait une fois par année dans sa ville, Kyustendil, et où il a vécu ses premiers émois amoureux; Plovdiv, une petite ville qui abritait une école d’art ouverte et moderne où l’artiste a acquis les bases techniques et idéologiques qui furent fondamentales à son identité artistique. 

Theodore Ushev_Unseen-Connections - Lieux de mémoire

En traversant ces lieux de mémoire, on comprend mieux d’où viennent les thématiques récurrentes de l’artiste : la répression totalitaire, l’univers circassien, l’enfance… Les séquences de ses nombreux films d’animation se superposent à la réalité, ses souvenirs reprennent vie devant nos yeux. Un rappel que même si les mondes qu’il met en scène sont souvent surréalistes, ils prennent ancrage dans de réelles émotions et préoccupations. En nous présentant son corpus, on met également de l’avant le style éclectique de l’artiste, qui, même s’il est surtout connu pour son style d’animation d’estampe typiquement soviétique, a également travaillé l’abstraction totale des films de Norman McLaren. 

Entre punk et célébrité 

Tout au long du documentaire, les nombreux succès de Theodore Ushev sont mis de l’avant : ses innombrables récompenses dans tous les plus grands festivals d’animation, ses collaborations avec des artistes de renom comme David Gilmour, sa nomination aux Oscars pour Vasha L’aveugle en 2016… Ceci pourrait devenir rapidement ennuyant si ce n’était de la relation contradictoire qu’il entretient avec le culte de la célébrité. Pour reprendre le dernier exemple, sur le tapis rouge des Oscars avec Ryan Gosling et Steven Spielberg, Ushev semblait dans son élément. Pourtant, quand il parle du film qui lui a permis de se rendre là, Vaysha L’aveugle, il mentionne que le succès du film s’explique avant tout par sa simplicité formelle et narrative. Sans renier ce film, il va jusqu’à dire qu’il peut être compris et apprécié par des enfants. 

Theodore-Ushev_Unseen-Connections - Entre ounk et célébrité

Ce qui explique en partie cette dualité chez Ushev, c’est son adolescence imprégnée de la culture punk. En revoyant son groupe de musique de punk rock bulgare avec qui il jouait il y a longtemps, son esprit rebelle semble reprendre spontanément le dessus, il gratte la guitare et frappe les cymbales comme s’il n’avait jamais arrêté de le faire. L’intérêt pour la provocation et le mauvais goût typiquement punk s’est traduit dans son travail en art visuel. Pendant ses études universitaires, alors que ses enseignants tentaient de formater son style vers le réalisme, il a fait tout le contraire, retournant vers un style de dessin enfantin et naïf. 

Complexité incernable

Dans ce documentaire, la touche du réalisateur Borislav Kolev est pratiquement invisible, il ne propose pas de traitement formel ou narratif flamboyant. Cette sobriété va de soi puisqu’elle permet de laisser toute la place au sujet du documentaire : la vie et l’œuvre de Théodore Ushev. Par contre, quand un film tente de dépeindre la richesse et la complexité de l’imaginaire d’un artiste, c’est selon moi l’occasion de l’approcher avec une proposition inusitée, de représenter ce qui fait l’unique de cet artiste. Pour un exemple à suivre en ce sens, on peut se tourner vers Trente-deux films brefs sur Glenn Gould de François Girard (1993), qui dresse le portrait du pianiste canadien devenu célèbre pour son interprétation des variations de Goldberg en nous présentant trente-deux épisodes de la vie de l’artiste sans connexions apparentes, mais qui forment un tout cohérent. Dans la même veine, pour le biopic sur la vie de Bob Dylan I’m Not There de Todd Haynes (2007), les différentes époques de la vie du musicien sont incarnées par plusieurs acteurs et actrices, ce qui permet de souligner sa complexité et ses facettes souvent contradictoires. 

Theodore Ushev : liens invisibles parvient tout de même à accomplir sa prémisse : nous dévoiler l’univers intérieur de l’artiste. Les plus familiers avec ses courts métrages trouveront des clés de compréhension aux systèmes de symboles propres aux films d’animation d’Ushev. Le plus grand intérêt du documentaire réside par contre ailleurs, dans les facettes moins connues de l’œuvre de l’artiste : son travail d’illustrateurs d’affiches pour plusieurs festivals, des projections interactives grands formats, des œuvres engagées éphémères à l’encre invisible dispersées dans sa ville natale… Des exemples qui témoignent non seulement de la diversité de son corpus, mais également qu’il n’a pas fini de s’allonger. 

Bande-annonce  

Fiche technique

Titre original
Теодор Ушев: Невидими Връзки
Durée
77 minutes
Année
2023
Pays
Québec (Canada) / Bulgarie
Réalisateur
Borislav Kolev
Scénario
Maria Landova
Note
7.5 /10

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Fiche technique

Titre original
Теодор Ушев: Невидими Връзки
Durée
77 minutes
Année
2023
Pays
Québec (Canada) / Bulgarie
Réalisateur
Borislav Kolev
Scénario
Maria Landova
Note
7.5 /10

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