[RIDM] Zuhur’s Daughters – De la Syrie à l’Europe : Parcours réussi de deux femmes trans

« — Je serai heureuse une fois que j’aurai mon opération.
— Qu’est-ce que les gens diront? Qu’est-ce que Dieu dira? »
[– I’ll be happy once I’ve had the operation
– What will people say? What will God say?]

Zuhur's Daughter - afficheJ’avais raté le documentaire allemand Zuhur’s Daughters, présenté au festival Hot Docs à Toronto plus tôt dans l’année, lors de sa première mondiale. Sa sélection aux RIDM m’a enfin permis de découvrir l’histoire de Lohan et Samar, jeunes femmes trans, qui ont fui la guerre en Syrie et vivent désormais en Allemagne avec leurs parents et fratrie. Le film est fascinant à bien des égards quand deux cinéastes filment le quotidien d’une famille immigrée, prise en étau entre le respect des préceptes de la religion et le désir de liberté encouragé en Europe. Entre excès, abondance et peur du regard des autres et du « qu’en-dira-t-on », le film traverse de fortes lignes d’opposition au sein d’une cellule familiale fracturée. ll repose sur un beau « casting » avec des personnages émouvants (les parents comme les enfants) qui nous embarquent dans un passionnant récit documentaire mettant l’identité et la stigmatisation au cœur de son processus. 

En 90 minutes, avec une grande qualité d’écriture, le film parvient avec une facilité consternante à évoquer avec délicatesse et profondeur l’installation d’une famille de réfugiés en provenance de Syrie, le choc culturel de l’Occident, la difficile acceptation de la transidentité dans une famille de confession musulmane, le rapport plus ou moins distendu avec les traditions et la transformation physique des deux héroïnes. 

Le rêve européen 

Zuhur’s Daughters prend à contrepied la plupart des documentaires sur les réfugiés. Le film ne s’intéresse pas au périple, souvent rempli d’embuches, de quitter le pays d’origine, puis d’arriver dans le pays d’accueil. Les deux héroïnes trans s’épanouissent déjà dans la société européenne et se tournent exclusivement vers l’avenir. Le présent, et encore plus le passé, sont balayés d’un revers de main. Leur corps, elles ne le supportent plus, et devenir une vraie femme est le défi qu’elles se sont fixé. Pour atteindre cet objectif, les étapes, notamment administratives, sont longues, mais permettent d’accompagner les personnes dans la dignité et le respect. Lohan et Samar n’ont pas d’autre choix que de s’armer de patience entre les visites chez les médecins et psy afin de monter leurs dossiers et s’assurer de la prise en charge d’une partie des actes. Elles savent que cette possibilité qui leur est offerte en Europe, et plus particulièrement en Allemagne, est un rêve inatteignable dans leur pays où les personnes trans sont stigmatisées et persécutées.

Zuhur's Daughter - le rêve européen

Évitant le plus souvent possible les interactions avec leurs parents « moralisateurs » et leur résidence de réfugiés entourée d’un grillage de plusieurs mètres de haut, elles vivent la nuit et le jour au gré des plaisirs et des rendez-vous galants ou non. Leur quotidien alterne ainsi entre des scènes de lâcher-prise dans des boites de nuit, des séances de maquillage, d’essayage de vêtement et de soutien-gorge rembourré, d’examens en vue d’un changement anatomique du sexe et de discussions animées autour de leurs frustrations actuelles. Elles partagent tout et les deux cinéastes réussissent admirablement à placer leur caméra dans la plus stricte intimité, y compris dans les espaces privés et publics affrontant alors dans le hors champ le regard des autres et parfois le manque de tolérance. 

Ces filles pétillent, croquent la vie à pleines dents, ont des amies et apprennent l’allemand. Elles incarnent, étrangement avec leur transidentité, un modèle parfait de réussite d’insertion sociale en Europe : ce territoire qui leur a permis, avec leur famille, de vivre en sécurité et loin de la guerre, et de se libérer en tant que femmes trans d’une société rigoriste où il fallait cacher son identité.

La transformation

Les deux documentaristes posent un regard attentif et original sur la transformation d’une famille immigrante : passage de la Syrie vers l’Europe, adoption du voile et des principes de l’islam pour la sœur cadette, modification du corps pour les sœurs ainées, changement de regard des parents sur leurs enfants.

Zuhur's daughter - La transformation

L’une des deux sœurs trans se trouve un copain qui voudrait se marier quand sa partenaire aura un vagin. Si le traitement hormonal et la chirurgie peuvent faire des miracles, au cours d’une discussion avec un chirurgien sensible, la sœur se heurte au fait que, biologiquement, son corps ne pourra jamais concevoir d’enfant. Sa peine et sa déception sont silencieuses, mais pourtant bien visibles. Le documentaire touche à ce moment-là, avec grâce, au malaise de naître dans un corps étranger, que l’on déteste, que l’on tente de détruire et de changer à tout prix. Il rappelle au passage que l’orientation et l’identité sexuelle sont bien différentes. Assistant à des opérations chirurgicales majeures, mais avec distance et sans voyeurisme, le spectateur est le témoin d’étapes de vie parmi les plus importantes pour une personne transgenre : augmentation mammaire, ablation des testicules et fabrication d’un vagin.

Cependant, à l’intérieur de cette même fratrie, une autre transformation se prépare, rendant le réel complètement fou dans le foyer familial. Alors que ses sœurs transgenres se font belles, s’habillent comme les jeunes femmes occidentales et respirent la joie de vivre en s’affranchissant des traditions familiales, l’autre sœur suit le chemin inverse et choisit de porter le hidjab pour son passage à l’âge adulte. On assiste, ainsi, au premier essayage et cette conviction, même si poussée relativement par la mère, lui donne désormais un nouveau rôle à jouer dans la famille et dans le voisinage où résident de nombreuses communautés de confession musulmane. 

Ces parcours contraires et ces choix de vie radicalement différents se rejoignent finalement dans l’affirmation et la quête de soi. Peuplé de rites de passage, le documentaire a par ailleurs l’intelligence de traiter de sujets sérieux parfois avec légèreté, comme dans la scène où les sœurs ainées maquillent leur sœur cadette à qui il manquerait, selon elles, de la féminité. 

Les parents sauveurs

Zuhur’s Daughters arbore deux types de mise en scène : un cinéma direct accompagnant les sœurs et dans lequel les scènes sont filmées de manière spontanée; et un traitement plus en retrait avec les parents, avec le recours à l’entretien. Les entretiens permettent de libérer leur parole laissant s’échapper leurs blessures, leur malaise, voir leur ressentiment, avec le regard des autres qu’ils ne parviennent pas à assumer. 

Zuhur's daughter - Les parents sauveurs

 « Elles ne gâchent pas seulement leur propre avenir, mais aussi celui de l’ensemble de la famille. »
[They’re not only messing up their own future, but the entire family’s.]

Plus tard, c’est en creusant la discussion avec le père que les documentaristes parviennent à recontextualiser la situation compliquée dans laquelle se trouvait la famille en Syrie. Venant d’un milieu très traditionnel, l’homosexualité comme la transidentité sont considérées là-bas comme des interdits. Dès lors que lui et sa femme ont perçu avant le départ que leurs fils s’identifiaient de plus en plus comme des femmes, ils ont commencé à avoir peur pour leurs enfants.

« Si ta femme ou ton fils fait quelque chose d’interdit et que tu ne les tues pas pour cela, alors tu dois partir. Mais qui est capable de tuer son propre enfant? »
[If your wife or your son does something forbidden and you don’t kill them for it, then you have to leave. But who is capable of killing their own child?]

Refusant de se livrer à un acte criminel contre leurs enfants, ils ont donc plié bagage pour sauver leurs vies, et même plus pour les aider à poursuivre leur chemin vers l’affirmation de leur identité. Il y a chez ces parents un profond et fidèle amour pour leur progéniture qui les a guidés héroïquement à faire un choix de vie difficile, en s’éloignant de leur communauté pour mieux protéger les siens. 

Mettant sous pression une famille au bord de l’explosion, les deux cinéastes signent une œuvre passionnante qui célèbre la tolérance, la dignité et la solidarité dans le contexte délicat de la reconnaissance de la transidentité, encore largement méconnue du grand public et donc qui dérange les esprits et les traditions. Zuhur’s Daughters a la force d’évoquer le parcours des victimes à travers le monde, comme Lohan et Samar, qui sont persécutées dans leur propre pays pour leur orientation et identité sexuelle et tentent de rejoindre un horizon meilleur. Ce film nous rappelle que dans les flux migratoires qui se heurtent quotidiennement aux portes de l’Occident, dans cette foule sans nom trop souvent stigmatisée, se cachent des victimes aux parcours très différents, mais avec un seul dénominateur commun : chercher un petit coin de paradis, à l’abri des balles et des violences.

Note : 8,5 /10

Bande-annonce

Fiche technique :

Titre original : Zuhur’s Daughters
Durée : 89 minutes
Année : 2021
Pays : Allemagne
Réalisation : Laurentia Genske, Robin Humboldt
Scénario : Laurentia Genske, Robin Humboldt

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