Si c’était de l’amour – Danse-ralenti

« Laisse-toi en tension… Tout en caressant Sylvain, caresse son épaule avec ta tête. Mais n’accélérez pas. Tout en douceur. C’est un combat tout en douceur. »
Gisèle Vienne, chorégraphe

SCDLA - AfficheLe Petit Septième couvre le Festival du Nouveau Cinéma (FNC) qui se tient jusqu’au 31 octobre. Contre vents et marées avec la crise sanitaire, le FNC a tenu et tiendra : bravo à l’équipe du festival !

Dans la section panorama international, le film documentaire de Patric Chiha, Si c’était de l’amour, a été présenté pour la première fois au Québec, après avoir remporté le Teddy Award du meilleur documentaire à la Berlinale 2020 (le Teddy Award est une récompense accordée aux films qui célèbrent l’homosexualité au cinéma).

Ils sont quinze jeunes danseurs, d’origines et d’horizons divers. Ils sont en tournée pour danser Crowd, une pièce de la chorégraphe franco-autrichienne Gisèle Vienne inspirée des raves des années 90, sur l’émotion et la perception du temps. En les suivant de théâtre en théâtre, Si c’était de l’amour documente leur travail et leurs étranges et intimes relations. Un grand film documentaire à visionner en ligne via le site du FNC !

Effet ralenti

SCDLA - effet ralentiLe film commence sur un générique d’une grande puissance attractive. Sur une musique électronique envoûtante, un homme asperge d’eau des jeunes gens qui défilent les uns après les autres devant lui. Les vêtements de ville qu’ils portent ne laissent pas penser de prime abord qu’ils sont les danseurs de la pièce chorégraphique de Gisèle Vienne. Le réalisateur place son dispositif dès le départ du côté des coulisses, juste avant l’entrée sur scène des interprètes. Deux temporalités s’affrontent dans ce prélude : les danseurs déjà concentrés soignent leurs mouvements en mode ralenti alors que l’homme des coulisses s’agite en dehors du temps du spectacle, à la vitesse humaine, c’est-à-dire normale. Mais quelle normalité ?

Juste après, les coulisses laissent place à la scène qui apparaît frontalement. Les danseurs, mimant les gestes dans une rave, se déplacent dans un temps ralenti qui se combine parfaitement avec la musique électronique. L’effet clip, un instant, sème le doute : et si ce trompe-l’œil n’était qu’un effet artificiel créé au montage ? Ne serait-ce pas une vidéoclip qui cherche le beau et l’harmonie ? La possibilité d’un tel dessein traverse ainsi les premières images faisant s’immiscer un doute sur le projet réel du réalisateur autrichien Patric Chiha. En effet, la fabrication d’un tel effet maniériste casserait le travail des danseurs et brouillerait la nature même de la danse.

Heureusement, Si c’était de l’amour est loin de cela et ce soupçon se dissipe très vite. Un autre point de vue de la scène arrive : un plan de dos de la chorégraphe, assise dans les gradins, dirige les danseurs sur le plateau qui se déplacent au ralenti. À nouveau, deux temporalités se regardent et la lenteur devient le geste moteur et chorégraphique de la pièce. Mais bien plus que cela.

Des histoires dans le temps

Des histoires dans le tempsLa pièce de Gisèle Vienne place le temps au centre de sa composition physique et intellectuelle. Dans ce temps presque figé, dans les mouvements ralentis des danseurs sur une piste de danse improvisée en pleine nature, se créent des histoires humaines. Pari ambitieux d’exploiter ainsi la lenteur des gestes pour faire écho à ce qui pouvait se passer à l’intérieur d’un groupe de jeunes des années 1990 qui inventaient alors, les pieds piétinant la terre battue d’une rave sauvage, loin de la société dominante et bien-pensante, à coup de musique house ou hardcore, un autre temps de récréation, d’effervescence collective, célébrant dans une forme de tribalisme la beauté dionysiaque et le plaisir de l’interdit, fuyant le diurne pour conquérir l’immensité du monde nocturne (le sociologue Michel Maffesoli a écrit un bel essai à ce sujet, La part du diable). 

Les raveurs se rapprochent, s’apprivoisent, se frôlent, des regards sont échangés – passionnels, fraternels, ou désespérés. Des affrontements ont lieu : entre deux garçons pour gagner le cœur d’une fille tels deux animaux se défiant dans la nature ; une jeune femme mord un inconnu, à moins que ce ne soit son compagnon, écroulé sur le sol, envahi peut-être par les effets des drogues ou des cocktails explosifs dans un voyage cannibale inconscient. Un couple hétérosexuel se défait sur la piste quand un couple homosexuel se fait sous les yeux en pleurs d’une raveuse qui voit alors son amour brisé dans un temps endormi.  La bonne conscience s’évanouit dans les effluves du plaisir charnel, ou d’un trip sous acide quand une autre raveuse est prise de mouvements saccadés, brisant soudainement l’harmonie de l’effet ralenti.  

Crowd célèbre le temps présent, un temps éphémère, fragile, un temps romanesque qui s’étend et se dilate vers tous les possibles : temps d’opéra dans lequel les actions s’étirent vers l’infini à la différence du clip qui condense de multiples actions dans un court laps de temps. 

Non-danse

SCDLA - Non-danseDans la tentative d’habiter ainsi l’espace de la scène avec des danseurs comédiens, le travail de Gisèle Vienne rappelle à certains égards la danse-théâtre de Maguy Marin (May-B) ou de Pina Bausch. Néanmoins, l’exploration intellectuelle qu’elle entreprend rappelle un courant minimaliste de la danse contemporaine : la non-danse née, principalement en France, aux tournants des années 1990 avec des danseurs chorégraphes tels que Boris Charmatz, Xavier Le Roy ou Jérôme Bel. Ces chorégraphes ont mis en retrait la danse, l’idée de la performance et le rapport fusionnel entretenu avec la musique. Ils ont surtout brouillé la notion de genre en remettant en cause les rôles sociaux fondés par exemple sur le sexe ou l’âge de la personne. 

Ce courant chorégraphique place au cœur de son système la crise de l’identité en même temps que celle de la danse qui se matérialise par des mouvements désincarnés. Gisèle Vienne explore dans sa danse-ralenti, entre tension et relâche, l’effacement des fondations (l’amour, l’amitié, l’orientation sexuelle), la puissance de l’animalité et de la tribalité et le nivellement des émotions. À l’abri du temps ou prisonnier du temps, ses danseurs incarnent des fantômes désenchantés, luttant et mouvant dans le vide, ramenés pour ainsi dire au degré 0 de la danse et de l’humanité. Sur scène, pourtant, des histoires humaines émergent mais elles semblent être recouvertes aussitôt ou balayées par d’autres.

Loin de la captation

SCDLA - Loin de la captationPatric Chiha, compagnon de route de la chorégraphe avec qui il a partagé plusieurs projets de film, alterne scènes de répétition, extraits du spectacle et scènes intimistes avec les danseurs. Ce sont ces scènes-là qui se déroulent dans les coulisses qui donnent un bel éclairage sur le projet de la chorégraphe : Crowd est une œuvre reposant avant tout sur une force collective créative. Comme s’ils interprétaient des rôles précis dans une pièce de théâtre, les danseurs évoquent leurs personnages en détail. Ils racontent d’où ils viennent, qui ils sont et comment ils puisent en eux pour construire leur histoire. Un geste, une posture, une chute, ou une larme trouvent leur origine non pas dans une chorégraphie orchestrée d’avance, mais dans le ressenti des danseurs dont les propositions et la sensibilité prennent une place centrale dans la création. La chorégraphe gère le temps, les respirations, la cadence des mouvements, tout en laissant beaucoup d’initiatives aux danseurs dans les interactions qu’ils ont et dans les histoires qu’ils veulent raconter. De ces histoires est née la pièce et le réalisateur sait trouver un juste équilibre entre le visible (les extraits de la pièce) et l’invisible (le processus de création). Il parvient à enchanter un projet désenchanté en mettant au cœur de son film la réflexion sur le temps intrinsèque à Gisèle Vienne et l’aventure émotive vécue par les danseurs : bribes d’humanité, de fragilité, d’amour, de combat, de plaisir, de désespoir et de disparition. Tout simplement la vie.

Note : 8/10

Bande-annonce

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