« Découverte d’un corps non identifié, partiellement momifié et squelettique, vêtu d’un uniforme militaire russe, étiquette ‘Russie’ sur la manche droite… ».
Après le TIFF et le VIFF, Le Petit Septième est au Festival du Nouveau Cinéma (FNC) qui se tient en ce moment à Montréal jusqu’au 31 octobre. Atlantis, le nouveau film de l’Ukrainien Valentyn Vasyanovych, y est présenté en compétition internationale. Le film a été présenté pour la première fois au Canada à l’occasion du TIFF 2020, après avoir remporté le Prix Orizzonti du Meilleur Film lors de la Mostra de Venise en 2019.
Est de l’Ukraine, dans un futur proche. Un soldat souffrant de stress post-traumatique se lie d’amitié avec une jeune volontaire dont la mission est d’exhumer des cadavres de guerre.
Amateur d’expériences cinématographiques hors des sentiers battus ? De partis pris de mise en scène radicaux ? D’images contemplatives réflexives et de paysages de désolation post-apocalyptiques ? Vous pouvez alors acheter un billet pour visionner le film en ligne via le site du FNC !
Valentyn Vasyanovych occupe tous les postes clés dans son projet dystopique pharaonique : réalisateur, scénariste, directeur de la photographie (c’est lui qui avait signé la magnifique photo du film The Tribe de Miroslav Slaboshpytskiy) et monteur. Artiste démiurge ou artiste complet, il pourrait incarner ce type d’artiste-plasticien qui maîtrise tout le processus créatif de son œuvre. Il faut dire en effet que Atlantis, par son minimalisme formel et son refus du sensationnalisme rappelle aussi bien l’art contemporain que la modernité cinématographique : les plans d’ensemble, leur longueur, leur fixité, leur puissance sonore dénuée de dialogues ; les engins guerriers et industriels qui traversent l’écran dans une chorégraphie mécanique au cœur de paysages déshumanisés ; le récit dépouillé d’effets narratifs qui prive le spectateur de ses facultés à s’identifier aux personnages, à prédire les évènements et à construire une diégèse homogène dans laquelle il aurait sa place (le fameux mythe du voyage immobile). De ce dépouillement affiché, de ce minimalisme recherché (et assumé), de cette absence d’empathie, que reste-t-il, dira-t-on ? La pureté, pourrait-on avancer ? Une relation intellectuelle et constructive entre un passeur (l’artiste), un sujet (la guerre et ses ravages) et un public acteur dont la responsabilité est de ressentir, analyser, décoder, faire exister une proposition artistique par le truchement des idées, des métaphores voire des opinions politiques.
Car débarrassé de toute pression dramaturgique et de toute image-mouvement (pour reprendre le concept du philosophe théoricien du cinéma Gilles Deleuze), le rapport au temps se dilate dans Atlantis et favorise indéniablement la réflexion. Tout l’enjeu (et toute la limite aussi) d’une telle expérience cinématographique repose sur la capacité du spectateur à accepter les règles du jeu. Il va sans dire qu’il faut un certain temps pour entrer dans le film, à s’accommoder au rythme soporifique et à une mise en scène écartant pathos et dramaturgie classique. Il faut du temps au temps, dira-t-on, pour s’affranchir de son rôle traditionnel de spectateur et parvenir à bâtir, aux détours de plans-séquences de plusieurs minutes, un regard de citoyen du monde. Et à ce moment-là, il faut le dire : la magie s’opère.
Les grands espaces filmés par Valentyn Vasyanovych – même dénués de tout imaginaire paradisiaque – et sa mise en scène contemplative – même vidée d’effet spectaculaire – appelleraient une découverte du film dans des conditions optimales d’une salle de cinéma. Je ne me souviens plus quel théoricien du cinéma a avancé cette idée (à moins que ce ne soit Godard) : un film marqué par une austérité formelle perd beaucoup plus qu’un film à grand spectacle lorsqu’il est diffusé sur un petit écran. La crise sanitaire actuelle nous a privé de voir sur grand écran Atlantis, mais ce n’est que partie remise tant ce film, au potentiel énorme, pourrait gagner à être (re)découvert dans un cinéma.
Présentant une suite de tableaux d’une beauté dystopique à couper le souffle, le cinéaste a composé avec une grande élégance ses cadres et plans-séquences dans des paysages moroses, boueux ou détruits. Sans toutefois se soumettre à un quelconque exercice de style maniériste, la rigueur et la minutie dont il fait preuve en tant que chef d’orchestre sont au service d’un projet artistique dans lequel la vie, l’espoir, le désir, l’amour, la famille, finalement tout ce qui lie et fait l’humanité, ont été réduits à l’état de poussières après une guerre de territoires entre l’Ukraine et la Russie.
Quand le cinéaste abandonne soudainement la fixité de la caméra mise en place durant les premières minutes du film, il se passe quelque chose de magique avec cette rupture formelle. Le mouvement appelle alors une exploration de paysages désolants, une façon d’entrer dans la matière voire dans la névrose du soldat. Il y a ce plan séquence où on le suit de dos en caméra épaule dans un immeuble désaffecté, il monte les escaliers lugubres et entre dans son appartement dévasté par le temps et le conflit. Il y a un autre plan séquence où on suit en travelling sa voiture qui avance au milieu de vestiges industriels sur une route cabossée jusqu’à ce que le véhicule s’arrête et que le personnage porte secours à des gens accidentés. Le passage d’une machinerie dolly qui assurait jusqu’alors le travelling à une caméra épaule, digne d’un reportage de guerre, se fait sans encombre et dans la plus grande fluidité. Valentyn Vasyanovych est assurément un as de la mise en scène.
Mais il ne faudrait pas voir seulement Atlantis comme un film froid et austère. Une scène, presque burlesque, arrive sans que l’on n’y soit préparé. Le personnage arrête son camion-citerne, remplit d’eau un godet d’une pelleteuse de chantier et allume un feu sous le godet pour chauffer l’eau avant de plonger à l’intérieur. Dans un long plan fixe, un sauna est donc inventé, le cinéaste transformant un objet industriel en ready made, comme le fit Marcel Duchamp d’un urinoir qu’il transforma en fontaine.
Et, bientôt, arrive une autre scène inattendue, filmée en plan fixe. Elle se passe à l’arrière de la camionnette du soldat qui aide une volontaire à transporter les corps découverts dans les charniers. La pluie claque sur le toit du véhicule. Dans un éclairage fortement contrasté, au milieu des cadavres, deux corps meurtris par la guerre, l’horreur et le travail de mémoire, s’apprivoisent tels les derniers survivants sur terre, avant de faire l’amour dans un spectacle à la beauté macabre.
D’un réalisme implacable, le cinéma de Vasyanovych peut étonner et déranger. Il n’y a pas de place pour le divertissement et le spectateur ne peut s’échapper indemne de cette mise en scène où il est confronté souvent à l’horreur. Sans doute la plus belle scène du film: un long plan séquence est le théâtre de l’exhumation de corps décomposés de soldats russes et ukrainiens. Les autorités surveillent le charnier quand l’équipe scientifique déterre et enregistre les données décrivant chaque cadavre. On a l’impression que les acteurs se greffent à une scène d’un réel imaginaire et qui fait sans doute écho à une page douloureuse de l’histoire récente de l’Ukraine avec l’annexion de la Crimée par la Russie. Vasyanovych n’évoquerait-il pas dans son film une tentative par les armes de reprendre ce territoire aux Russes ? Anticipation historique ou totale dystopie, il y a forcément un mauvais présage dans les esprits ukrainiens avec cette annexion forcée.
Mais Vasyanovych n’est pas un militariste. Il nous avertit en peignant des paysages pollués et torturés par la guerre, enlisés dans la boue. Il nous avertit en montrant des infrastructures industrielles à l’abandon propulsant un peu plus les habitants dans le chaos. Il nous avertit avec cette image d’un dirigeant totalitaire diffusée sur un grand écran dans une usine de sidérurgie qui ferme alors ses portes. Filmé en gros plan, il s’adresse à une foule d’ouvriers qui ont les yeux rivés sur l’écran et qui apprennent qu’ils sont congédiés. Ce plan rappelle celui de Ridley Scott dans sa célèbre publicité pour un ordinateur, clin d’œil au roman 1984 de Georges Orwell. Enfin, il nous avertit avec les charniers et l’exhumation de corps décomposés qui rappellent tristement le génocide bosniaque non loin de là.
Le mythe de l’Atlantide évoqué dans le titre du film fait son apparition. Atlantis serait donc l’histoire d’un territoire qui disparaît, dépeuplé par la guerre, par la folie des hommes et la mégalomanie de décideurs politiques, engloutissant encore un bout de terre et d’histoire, et le rêve platonique de la cité idéale.
Note : 8/10
Bande-annonce
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