« C’est une sorte d’hommage aux artistes anonymes qui tentent de creuser leur sillon. »
-Laetitia Mikles
Une voix inouïe, pleine de passion et d’émotion, des gestes expressifs voire théâtraux, et ceci émanant d’un jeune homme en costume noir élégant. Toute personne ne disposant de rien qu’une vague idée de la chanson francophone pensera, inévitablement, au chanteur belge Jacques Brel, célébrité musicale devenue très vite – et à juste titre – patrimoine culturel. Dans Que l’amour, la réalisatrice Laetitia Mikles s’intéresse à un jeune Français aux racines algériennes ayant eu, alors qu’il avait environ une vingtaine d’années, tout brusquement, un véritable « coup de foudre » pour ce chanteur. Son nom : Abdel Khellil. Sa vocation : faire revivre Brel et ses chansons en l’interprétant au mieux – ses mots, son message, ses gestes, son enthousiasme. Et en 80 minutes, on suit l’adepte dans son entreprise remarquable…
Ayant quitté l’Algérie avec sa famille à un très jeune âge, Abdel Khellil n’a que très peu de souvenirs de son pays d’origine. En France, les premières années – surtout celles à l’école – sont difficiles. Cependant, à un moment donné, tout change : les notes s’améliorent, le jeune homme décide d’entamer une formation d’animateur. On y découvre son talent et on lui propose de « faire un numéro autour de Brel », chanteur qu’il avait complètement ignoré jusque-là mais qui, par la suite, occupera le plus clair de son temps. Au lieu d’écouter de la salsa ou du rap, l’étudiant plonge dans la chanson francophone des années 50 et 60 et décrit la première rencontre avec Brel comme « un coup de foudre » : « C’est marrant parce que c’est la première fois que je comprenais une chanson […]. C’est la première fois que je voyais un homme qui transmettait autant de choses à travers des mots ». Dorénavant, seul ou avec son petit groupe de musique, il interprétera ses chansons, en les répétant sans cesse, en boucle, lorsqu’un concert s’approche – alors qu’il continue à gagner sa vie majoritairement, comme autant d’artistes, dans un tout autre domaine. Cela n’empêche pas que Brel soit devenu sa « drogue », avoue-t-il; il ne pourrait simplement plus s’en passer.
Bizarrement, Brel n’éveille pas seulement, en Abdel, le goût de la langue française; il le fait également redécouvrir son pays natal. De fait, connu pour ses chansons antimilitaristes comme La colombe (1959) et sa prise de position contre la guerre d’Algérie, Brel a aussi donné un concert fameux à Zeralda, en Algérie, en 1963. Des dizaines d’années plus tard, un jeune Franco-Algérien tentera de refaire ce spectacle et, ce faisant, Abdel renouera avec sa prime enfance passée dans ce pays. Qui aurait cru que la chanson francophone constituerait un jour une passion partagée entre mère et fils, l’une vénérant Mireille Mathieu, l’autre Jacques Brel? « C’est beau qu’il y ait des ponts [par la musique de Brel] qui se tissent encore entre ces deux pays, malgré la rancœur », remarque la réalisatrice Laetitia Mikles commentant cet échange imprévu transméditerranéen.
Que l’amour est l’un de ces films dont on dira après le visionnement que sa réalisation technique colle parfaitement avec son intrigue. Si les concerts de Brel – et de même ceux de son plus grand émule – sont connus pour le contraste frappant entre l’apparat minimaliste (costume simple, micro fixe, décor sobre) et une présentation maximalement dramatique, l’introduction des séquences d’entretien avec Abdel se fait de manière aussi subtile. Le plus souvent, elles accompagnent, en voix off, les scènes filmées avec le jeune animateur et, à ce moment-là, tout autre bruit de fond est omis. Ceci crée une atmosphère particulièrement intime. S’y ajoute un montage hallucinant qui permet de transmettre au maximum le rythme et le timbre des chansons. Lorsqu’on entend Brel chanter, abattu, du gris monotone du « plat pays qui est le mien », la cinéaste montre « le plat pays » d’Abdel: les plaines d’Algérie. En revanche, mais tout aussi magistralement en cadence, des mélodies plus ludiques et légères accompagnent les images montrant Abdel, cette fois en France, jouer au foot avec son équipe. Donc, Laetitia Mikles utilise un style limpide, sans fioritures – celles-ci ne se trouvent en fait paradoxalement que dans le titre sur l’affiche, où les lettrines initiales rappellent le style gothique d’un roman chevaleresque ou d’un conte de fée, comme pour souligner – et la toute fin du film le laisse présager – que vivre « de Brel et d’eau fraîche » s’avère le plus souvent, hélas, une belle utopie…
L’histoire du protagoniste dans Que l’amour, quoique traînant un peu en longueur par moments, est extraordinaire, le montage est impressionnant et je parie qu’au bout de ce film vous aurez – comme moi – redécouvert votre fascination pour Brel. Et quoi de mieux que, en ce temps de crise et de confinement, trouver une occupation supplémentaire qui peut se faire seul chez soi…
Note : 8/10
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