« Le théâtre c’est ça… c’est jouer l’Autre.
C’est aller vers l’autre, en s’appropriant son corps, sa culture, son costume. »
Au printemps 2016, pour la première fois en 54 ans d’histoire, Ariane Mnouchkine confie sa troupe, le Théâtre du Soleil, à un autre metteur en scène. Robert Lepage se lance alors dans la création de Kanata, une œuvre qui imagine la rencontre d’Européens avec des gens des Premières Nations du Canada sur deux siècles. Après plus de deux ans de travail, la rumeur d’un spectacle sur les peuples des Premières Nations sans leur implication directe fait débat dans les médias canadiens, puis en Europe et aux États-Unis. Ses créateurs sont accusés d’appropriation culturelle alors que personne n’a vu le spectacle.
Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, d’Hélène Choquette, montre comment 36 comédiens, issus de 11 pays différents, découvrent dans leur propre histoire d’étonnantes résonances avec celle des Autochtones et comment, inspiré par le cosmopolitisme de la troupe, Robert Lepage les amène à teinter leur jeu de cet héritage personnel. Le documentaire plonge au cœur d’une création théâtrale en quête d’universalité, chamboulée par un scandale médiatique avant même sa première.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important, je crois, de présenter les principaux protagonistes de ce documentaire.
Robert Lepage
Homme-orchestre, véritable génie créatif, Robert Lepage mène une carrière fulgurante, jalonnée de distinctions, et singulière de par son éclectisme. Artiste multidisciplinaire, il exerce avec une égale maîtrise les métiers d’auteur dramatique, de metteur en scène, d’acteur et de réalisateur. Salué par la critique internationale, il crée et porte à la scène des œuvres originales qui bouleversent les standards en matière d’écriture scénique, notamment par l’utilisation de nouvelles technologies. Il puise son inspiration dans l’histoire contemporaine et son œuvre, moderne et insolite, transcende les frontières.
Ariane Mnouchkine et le Théâtre du soleil
Ariane Mnouchkine fonde le Théâtre du Soleil à Paris en 1964 et s’installe avec sa troupe à la Cartoucherie, ancien atelier de poudre situé au milieu du Bois de-Vincennes, en 1970. Initialement une société coopérative ouvrière de production, la troupe s’impose très vite, dès le début des années 1970, comme un acteur majeur de la scène théâtrale française. Fort de quelque 70 artistes, le Soleil se construit telle une famille, selon un mode de fonctionnement propre aux troupes de la tradition du spectacle itinérant. Tous y reçoivent le même salaire. De la cuisine collective au ménage, en passant par la création de décors ou de costumes : chacun touche à tout. Investie du désir de faire du théâtre un lieu de culture populaire de qualité, Ariane Mnouchkine s’engage d’emblée vers des thématiques politiques, sociales et humaines. Au fil des années, Mnouchkine ouvre son théâtre à des comédiens étrangers curieux d’approcher son univers. Des comédiens de partout sur la planète se pressent de partout dans le monde pour prendre part à ses stages. Brésiliens, Iraniens, Afghans, Chinois, Européens de tous les horizons; Le Soleil, aujourd’hui, c’est environ 25 nationalités.
La souffrance, la douleur, la peine… Ce sont des thématiques universelles. Si je voulais résumer ce documentaire, c’est ce que je dirais. Quand on écoute – car pour critiquer, il faut prendre le temps de le faire – les membres de la troupe raconter leur parcours de vie, on ne peut que comprendre pourquoi il est pertinent que des comédiens afghans, irakiens, brésiliens, français, australiens, et d’ailleurs, jouent une pièce qui traite de l’histoire des Autochtones du Canada.
Qui de mieux placé pour jouer une tragédie que quelqu’un qui a vécu une tragédie? L’important, et Choquette le démontre bien, ce n’est pas tant l’origine du comédien que sa capacité à s’approprier le personnage. Avoir été enlevé par l’Église catholique ou avoir été enlevé par un groupe islamique est tout aussi tragique et répugnant. Après, une pièce de théâtre, comme un film, peut s’inspirer d’un fait afin de toucher les gens de partout. Et comme la souffrance n’est pas exclusive à un groupe, un Arménien peut comprendre et interpréter un Autochtone d’ici.
C’était audacieux de la part de Robert Lepage et d’Ariane Mnouchkine de se lancer dans ce genre de projet. Mais, en 2016, la folie de « l’appropriation culturelle », aujourd’hui au sommet des plus grands maux du millénaire, n’était pas encore là. Et un des points intéressants de Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, c’est que ça raconte la véritable histoire derrière une aventure théâtrale vivement dénoncée sans qu’elle n’ait même jamais été vue. Il documente un fascinant processus de recherche et de création.
Il est tout de même important de mentionner que le film d’Hélène Choquette ne porte pas sur le scandale entourant Kanata, mais sur le processus de création entourant la pièce. D’ailleurs, ma principale critique concernant ce documentaire, c’est la fin un peu garochée. La réalisatrice semble avoir été prise au dépourvu lorsque la controverse a frappé. Elle a donc ajouté des découpures de journaux et quelques phrases à la fin pour montrer que ce scandale n’aurait pas dû éclater…
Comment se fait-il que Kanata ait créé un scandale? Comment se fait-il que les sensibilités soient si à fleur de peau en ce qui a trait aux peuples autochtones? Est-ce qu’une pièce de théâtre aurait tant nuit à leur cause? Peut-on vraiment penser que le Théâtre du soleil et Lepage voulaient utiliser les peines autochtones pour faire du cash sur leur dos?
Lepage semble pourtant assez conscient de ce qu’est le Québec et de ce qui tisse notre univers. Il parlait d’ailleurs ainsi lors du tournage du documentaire : « Au Québec on a une expression épouvantable. On dit qu’on est Québécois pure laine. Pis y’a rien de plus impure que la laine québécoise. Dans le sens que c’est pas vrai que ça existe une source, une branche, une culture, une race. » Ça ne ressemble pas au discours qu’on entendrait d’un raciste ou d’une personne qui tente de s’approprier la culture d’un autre.
Quoi qu’il en soit, avec Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, Hélène Choquette ravive le débat sur le concept d’appropriation culturelle. Un concept assez flou pour mener à la censure et à la mise au rancart de ce qui aurait pu être une grande oeuvre. De ce qui représentait plus de deux ans de travail pour Lepage, mais surtout pour la trentaine de comédiens originaires de partout sur la planète. Des gens qui ont travaillé fort afin de raconter l’histoire des Autochtones d’ici, à travers leurs yeux, leur interprétation. Une interprétation inspirée d’une vie pas toujours facile.
Comme quoi la misère n’a pas qu’un seul visage. Il ne faudrait peut-être pas l’oublier…
Note : 7.5/10
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