Premières armes – Une personne et pas une chose

 « Je voulais savoir qu’est-ce que vous avez laissé derrière vous en venant ici à l’école?
– Un fils de deux ans. […] C’est une personne et pas une chose. »

Le troisième volet d’un projet

Premières armes - afficheDocumentant les 12 dures semaines de formation intensive que subissent les nouvelles recrues à l’armée canadienne afin d’éliminer tout comportement civil préalable et pour adopter, mentalement et physiquement, le corpus des règles militaires, Premières armes de Jean-François Caissy s’inscrit dans le projet plus vaste du réalisateur et photographe québécois de brosser le portrait cinématographique des différentes étapes de la vie.

Les prédécesseurs

Après avoir dépeint le crépuscule dans la vie passée à la maison de vieillesse (La belle visite, 2009) et son aube passée à l’école (La marche à suivre, 2014), le troisième volet s’intéresse à la phase qui suit, celle entre 18 et 30 ans où les jeunes adultes sont censés trouver un métier et, grâce à ce dernier, leur place dans la société, après quoi la belle saison pourrait commencer…

Cela vous rappelle un scénario hollywoodien utopique? Attendez…

La vie civile : divorces, séparations, licenciements…

Premières armes - la vie civileCertes, il va sans dire qu’en 2018, vu la situation socio-économique et la mobilité personnelle, 99,99 % de la population ne veulent/peuvent plus croire à l’existence d’un seul métier pour toute la vie, ni à ce que l’immense système sociétal ait prévu une place précise pour chacun d’eux. Sans mentionner qu’il est totalement illusoire de penser que de telles questions identitaires soient réglées après avoir franchi une certaine étape dans la vie.

La vie militaire : unité, stabilité

Consciemment ou pas, Caissy a jeté son dévolu sur un métier où ce happy end n’est peut-être pas non plus réalisable, mais où un nombre très important de personnes font apparemment tout pour maintenir l’illusion. Les jeunes recrues dans le film ont beau affirmer chercher à l’armée le défi ou l’honneur, après avoir suivi Premières armes il me semble que c’est avant tout pour s’intégrer dans un système autosuffisant qui leur promet une chose que la vie civile ne peut plus tenir : de toujours faire partie d’une famille, d’une famille stable à jamais.

La recette miracle : la propreté

Quelle est l’autre grande famille pour qui la hiérarchie importe autant? Exactement! Ce sont les ordres religieux dont l’appellation a toujours eu une forte importance. Pour qu’il y ait une société qui fonctionne, il y faut de la stabilité, des routines, des rites, bref : de l’ordre. Ou pour le dire avec les mots du caporal-chef : « Il faut que ça soit propre! » Jamais n’ai-je vu un groupe d’hommes (ou de femmes même) aussi acharnés dans la lutte contre leur plus grand ennemi : les microbes ou, au sens figuré, les vices humains qui nous empêchent de présenter l’État et nous-mêmes sous leur plus belle lumière.

Le visage, clean, les bottes, clean, les douches, clean, les draps, clean, clean, clean… Car selon l’instructeur, la propreté d’un soldat est emblématique de son attitude : « Encore une fois, ça en dit beaucoup sur votre personnalité. La présentation, l’allure. Vos bottes […], ça va vous représenter comme soldat. » Au point même que « vos chemises là », souligne-t-il, peuvent devenir « emblématiques ». Et comme ils les plient, leurs chemises – avec une telle méticulosité, une telle diligence, mais aussi avec une telle tendresse comme si la réussite ou l’échec de leur vie ne tenait qu’à cette seule épreuve, subie quotidiennement. Comme si une chemise correctement pliée était finalement la seule chose à laquelle l’on puisse se fier à l’ère des instabilités à tout bout de champ.

Si seulement les soldats appliquaient la même tendresse envers les hommes…

L’objectif : devenir un soldat de plomb

La plupart des scènes montrent les jeunes ambitieux pendant l’apprentissage de la routine militaire : le garde-à-vous classique, nettoyer ou recharger le fusil, mettre le masque à gaz en l’espace de 10 secondes, courir en cadence… Tout geste est exercé et répété en boucle selon un déroulement strict.

Premières armes - l'objectifL’objectif est clair : automatiser les gestes, incorporer la nomenclature militaire. Modeler les corps des novices en déterminant tous les gestes à exécuter pour que disparaissent les singularités de chacun, leur mimique individuelle, leur langage corporel. Très rapidement les recrues se plient aux autorités (qui elles ont droit à un comportement humain et individuel) et se transforment en soldats de plomb. « C’est le Canada avant soi-même, vous comprenez? – Oui, maitre-chef! »

Premières armes - Au niveau de ses plansAu niveau de ses plans, Caissy en tire la conclusion logique et filme souvent les soldats, obligés de faire disparaître toute trace de leur existence – poils, pellicules, pensées errantes –, de plus bas si bien que les têtes ne sont plus visibles. Plus fort devient de cette manière le contraste lorsque la caméra se pose sur les visages et dévoile des regards dans lesquels on ne peut lire autre chose que méfiance et anxiété. Grandiose la réflexion d’une grande franchise de l’un des élèves devant l’instructeur : « Sti, ce que vous faites, c’est votre emploi, c’est votre job, mais c’est pas vous 24 heures sur 24, non? »

Prendre position

Caissy, qui a dû insister pendant toute une année pour obtenir la permission de filmer partout, ne prend jamais la parole. Mais il prend position, à travers ses images, tout comme nous on le fait à travers les non-dits.

Note : 8/10

Premières armes est présenté dans le cadre des RIDM les 9 et 12 novembre 2018.

Vous pouvez visionner la bande-annonce:

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