« La vérité a structure de fiction »
Jacques Lacan
Portrait de cinq Vancouvérois vivant en marge de la société lors des Jeux olympiques d’hiver de 2010, Luk’Luk’I nous emmène en territoire inconnu, entre fiction que nous devons voir et documentaire que nous souhaiterions qui n’ait pas à exister.
Gagnant du Best Canadian First Feature Film au dernier TIFF, Luk’Luk’I, écrit, monté et réalisé par Wayne Wapeemukwa, est ce que le réalisateur appelle un film de fiction hybride – terme que j’adore. Bienvenue au cœur d’un film qui, en tant que « blanc », m’a laissé un goût amer et un sentiment de malaise.
« Luk’Luk’I » était le mot des Coast-Salish pour désigner la zone marécageuse connue aujourd’hui sous le nom de Downtown Eastside de Vancouver. Le film commence avec les gens qui y vivent : « les descendants d’une longue invasion violente (et continue), prenant sur leurs épaules l’héritage colonial de l’aspect le plus violent et le plus réprimé de l’identité nationale canadienne. Ici, notre héritage commun du colonialisme fonctionne comme un prisme, nous permettant de voir la réalité refoulée du colonialisme au Canada aujourd’hui. »
Vancouver est d’ailleurs un microcosme fascinant, divisé de l’intérieur : à la fois ce que l’on a appelé la « ville la plus habitable du monde » et le « code postal le plus pauvre du Canada ». Oui, c’est étrange de donner ces deux qualificatifs en même temps, pour une ville et l’un de ses quartiers. Et tout est à l’intersection de East Hastings et de la Main (connue sous le nom de « Wastings and Pain » [déchets et douleur]). Mais les gens qui y vivent diront que ce qui définit cet endroit est la communauté et non la tragédie.
Là, je vais toucher un point sensible. Je suis conscient qu’actuellement, au Québec, on vit une période de grand questionnement en lien avec l’appropriation culturelle envers les autochtones (Kanata et Slâv). Mais je n’ai d’autres choix que de me pencher sur la question des « blancs » versus autochtones.
En visionnant Luk’Luk’I, j’avais un goût amer. C’est incroyable comment l’humain est une bestiole terrible. Les 5 personnages se font traiter comme de la merde. Qu’on pense à Ken qui se fait flouer par un connard sur la rue ou encore à Rollergirl qui se fait insulter sans raison par des passants.
Puis mon aversion envers la race humaine s’est transformée en une sorte de malaise. Ces personnes sont non seulement ridiculisées, mais elles le sont en grande partie parce qu’elles sont autochtones. Je sais qu’en tant qu’individu, je n’ai rien à me reprocher. En tout cas, pas personnellement. Je ne suis pas raciste, je ne fais de mal à personne (peu importe l’origine de la personne) et je suis (en tout cas, je crois l’être) respectueux des autres. Mais je sais tout de même que si je suis qui je suis en ce moment, c’est un peu dû à ce que mes ancêtres ont fait subir à ceux qui les ont accueillis. En tout cas, une partie de mes ancêtres. Car certains de mes aïeux sont d’origine autochtone. Mais depuis que j’ai vu le film de Wapeemukwa, je ne peux faire autrement que d’avoir un sentiment de malaise. Combien de temps encore les Canadiens prendront-ils avant de réellement essayer de créer de réels liens avec les différentes communautés qui habitent le territoire?
Pour finir avec mon sentiment de malaise… Je dois tout de même ajouter que ce n’est pas la réalisation qui tente de créer un malaise aux « blancs ». En tout cas, ce n’est pas l’impression que j’en ai. Mais le film montre une réalité. Et il la montre d’une façon brutale. Luk’Luk’I est à la fois brut et poli, aussi complexe et beau que les personnages qu’il représente. C’est un coup de poing cinématographique en pleine face!
Justement, venons-en aux personnages.
Angel Gates (se jouant elle-même) est une mère et une travailleuse du sexe à temps partiel. Eric Buurman (qui se joue lui-même) est un père qui jongle entre son fils, son métier de paysagiste et sa dépendance à l’héroïne. Angela « Rollergirl » Dawson (qui se joue elle-même) est une célébrité et une icône de la rue plus grande que nature. Elle fait du roller et interagit avec pratiquement toute la ville de Vancouver. Mark (Joe Dion Buffalo) a des visions récurrentes d’être emmené dans un autre monde. Comme pour plusieurs autour de Mark, les drogues continuent de l’isoler tout en faisant le sale boulot de le pousser plus avant dans un système qui le maintient en permanence au même endroit.
Et finalement, il y a Ken (Ken Harrower), un homme handicapé qui essaie de trouver de la compagnie et de voir les matchs. Ces cinq personnes vulnérables – éloignées de leurs familles et souvent harcelées par les policiers et la société en général – se sont créé une communauté qui contraste fortement avec la toile de fond scintillante des Jeux olympiques, avec ses médailles d’or réelles et métaphoriques.
Fait intéressant, le réalisateur expliquait que le scénario de Luk’Luk’I a été écrit dans un processus réciproque et collaboratif basé sur des événements réels de la vie des résidents impliqués (les 5 personnages). Ce qui fait que ce film n’est pas une simple fiction, mais n’est pas un documentaire non plus!
De la chute de la rondelle au but de Sidney Crosby, trois heures plus tard, en prolongation, le match de hockey masculin pour la médaille d’or des Jeux olympiques d’hiver de 2010 n’était rien de moins qu’une légende instantanée. Les yeux du monde étaient fixés sur un Vancouver, brillant, prospère et sublime…
…Pourtant, à quelques rues de la patinoire, un Vancouver très différent faisait face à ses propres démons et drames, triomphes et tragédies. Ceci est un film sur l’autre visage des Jeux.
Initialement un court métrage qui a été présenté pour la première fois au TIFF en 2014, Luk’Luk’I a évolué pour devenir un film de fiction hybride : des non-acteurs jouant leur propre rôle dans des scénarios fictifs; un film réunissant cinq histoires – une pour chaque anneau olympique – de l’autre côté, du vrai côté, de Vancouver. Le drame sur la patinoire et le drame dans la rue.
Alors que l’histoire du hockey s’écrit dans les zones obscurcies par le patriotisme désinvolte et la riche façade des Jeux, un autre état de société bourdonne : le Downtown Eastside. C’est là que le chemin de la vengeance et des plumes commence et se termine, avec des enjeux de vie et de mort. C’est un tout autre monde à une époque comme aucune autre au Canada et pourtant remarquablement parlant de l’ensemble de notre nation et de notre histoire. Aujourd’hui, le 28 février 2010, il y a de la fièvre olympique pour tous, sauf ceux de l’autre côté. Oui je l’avoue, comme le Canada l’a fait avant, je vole ici (en partie, du moins) ce qui vient d’un autochtone. Des mots… Mais des mots forts que je me devais d’ajouter à mon texte. Oui j’aurais pu mettre des guillemets à ce paragraphe, mais je serais passé à côté de mon point. 😉
Le nationalisme reçoit une claque de réalité en pleine face dans le sans compromis Luk’Luk’I de Wayne Wapeemukwa, son premier long métrage. Si autre chose que votre nombril vous intéresse, allez voir ce film.
Note : 8.5/10
Luk’Luk’I est présenté au Festival Présence autochtone le 8 août 2018.
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