Lilting ou la délicatesse – Derrière les barres

« I know you miss him. I don’t know what to do. I miss him tremendously. »

Affiche de Lilting ou la délicatesseLondres. Dans une maison de retraite, Junn, une mère sino-cambodgienne pleure la disparition de son fils, Kai. Son deuil est bouleversé par l’arrivée soudaine de Richard. Elle ne sait pas ou ne veut pas savoir qu’il a été le compagnon de Kai. Ils ne parlent pas la même langue mais, aidés d’une interprète, vont essayer de communiquer dans le souvenir de celui qu’ils ont aimé.

Pourquoi écrire sur Lilting?!

Certes. Je suis germanophone. J’habite dans une petite ville autrichienne coincée entre les Alpes. Lilting ou la délicatesse de Hong Khaou est un film britannique tourné en anglais et en chinois, ni l’un ni l’autre n’étant ma langue maternelle. Et vous, cinéphiles au drapeau fleurdelisé, vous vous étonnerez bien de quel droit je me permets de m’adresser en français, langue qui n’est pas mienne non plus, à vous, un public qui se trouve à des milliers de kilomètres de chez moi. Eh bien, c’est très simple. Primo, bien souvent les frontières n’existent que dans nos têtes. Deuzio, parfois il faut chercher très loin pour trouver des gens qui partagent les mêmes passions et qui, sans vous connaître, vous ouvrent leurs portes et leur cœur. Et terzio, de tout ça, je n’oserais jamais écrire en allemand.

Un titre trompeur

Au premier abord, le titre Lilting – chantonner, fredonner – nous guiderait vers un film sur l’insouciance de la vie, l’insouciance d’un amour parfait entre deux « Blancs » « frais et appétissants ». Bref : un titre vendeur à l’ère où toutes sortes d’amusements fertiles et superficiels se consomment avec un clic sur la souris toujours souriante. Mais, dès la première scène, le spectateur aura remarqué que le ton de ce film est tout à fait différent. La chanson qui y est fredonnée n’est pas celle de La vie en rose, mais bien la litanie du deuil. Il s’agit d’une mélodie douce, sphérique, constamment présente, une mélodie qui n’est qu’un seul soupir, un seul déchirement incessant face au disparu.

Mais attention : gardez vos kleenex (je sais bien que chez vous chaque foyer dispose de cette boîte écologiquement gravissime plutôt que du bon vieux mouchoir réutilisable)! Il ne s’agit pas seulement d’un film genre « psycho ». Il s’agit surtout d’un film sur la délicatesse, la délicatesse d’un amour si candide, un amour si parfait qu’on aurait envie de s’y glisser autant que l’on désire ne jamais l’avoir vu, pour se protéger.

Lilting – vivre emmurés dans le passé

La mère

Junn dans sa chambre, dans Lilting
Junn dans sa chambre

Dans un Londres multiculturel et gris, Junn (Cheng Pei-Pei), une mère d’origine chinoise dont le spectre lexical anglais se limite à l’un des fameux « four letter words » attrapé en passant, vit esseulée dans une maison de retraite, sombrant dans le deuil pour son seul enfant Kai (Andrew Leung), mort dans un accident de la route. Son mari étant décédé peu après leur immigration en Angleterre, Junn comptait à 100 % sur Kai, devenu la seule raison de son existence, de prendre en charge leur vie dans cette culture si étrangère. Après l’incident fatal, on l’observe emmurée dans sa chambre. Le ton similaire des couleurs de ses vêtements (beige, rouge), du papier peint sur les murs (beige) et de la lampe de chevet (rouge) crée l’impression que cette mater dolorosa, plus exilée qu’arrivée, fait plutôt partie du décor statique des années 1960 que de la réalité – trop traumatisante – de la première décennie du nouveau millénaire.

Et en effet, le passé, c’est là où Junn – jamais sortie de sa chrysalide – souhaite demeurer : « Tout ce qui me reste, ce sont mes souvenirs. Il faut que je les garde en vie. Sinon, ils s’effaceront comme le visage de mon mari. […] J’aimerais vivre et pleurer dans ces souvenirs. », s’avoue-t-elle en chinois devant Richard dans l’une des dernières scènes. À ce moment-là, le spectateur l’aura vue s’imaginer à trois reprises dans le film la dernière rencontre avec son fils Kai. Dans chacune des trois scènes, la question tourmentant la mère – celle de savoir pourquoi le jeune homme n’a pas pris la voiture au lieu du bus –, reste en vain. Loin de laisser la mère déformer ou embellir cette scène traumatique, par la force de la mémoire, Khaou montre à chaque fois la scène identique, comme pour souligner l’inchangeabilité de la situation, car Kai ne reviendra plus jamais. Face à cette répétition, l’on se croirait plongé dans l’épopée Parzival, où une Sigune inconsolable décide de se cloîtrer à jamais à côté de la tombe de son fiancé défunt, abandonnant ainsi sa propre vie.

Le compagnon

Mais qu’en est-il du compagnon de Kai? Avec Ben Whishaw, acteur connu pour son jeu subtil et son don pour les sujets fleur bleue (tout est dit avec Bright Star, 2009), le réalisateur a fait le meilleur choix possible. Son regard de chien battu, constamment au bord des larmes, son air déchiré, son corps frêle, tout parle de cette douleur de celui qui vient de perdre un être cher – sans déraper vers un « show » exagéré (maladresse que l’on pourrait à la limite reprocher à Naomi Christie, actrice débutante incarnant le rôle de l’interprète Vann). Ainsi, de même que l’aveu final de Junn, l’aveu de Richard (« Kai was gay. I am his boyfriend. We have been together for over four years. […] I miss him tremendously. ») – les deux sans traduction de l’interprète –, n’auraient pas besoin d’être « dits ». Tout comme Junn, Richard ne peut pas s’empêcher de penser à son grand amour Kai, à leurs discussions, à leurs tendresses les plus intimes.

L’enfermement visuel

Richard et l’interprète Vann dans un café, vus de l’extérieur, dans Lilting
Richard et l’interprète Vann dans un café, vus de l’extérieur

L’enfermement des acteurs principaux est reflété par le motif des barres et des rideaux omniprésents dans un film, tourné presque exclusivement à l’intérieur des maisons. Que ce soient les rideaux beiges toujours fermés et le mur en briques dans la salle commune de la maison de retraite ou bien le symbole des barres – réelles (ville urbaine) ou techniquement créées par la caméra (la vitre du café), le deuil semble sans issue.

La ville de Londres, dans Lilting
La ville de Londres

Y correspond l’affiche du film extrêmement bien choisi : avec son headroom massif et la figure « tricéphale », elle exprime à merveille l’écrasement et l’emprisonnement de trois personnages qui, en fin de compte, à force de s’agripper les uns aux autres, finissent par ne former qu’un seul corps, un seul corps souffrant.

La délicatesse – assister à l’idéalisation filmique d’un amour

Le déchirement ne serait pas tel si l’amour pour Kai n’avait pas été exceptionnel. Comparé à l’amour des « vieux » – les retraités Junn et Alan – qui est montré dans toute sa malhabileté (pendant les rares moments de compréhension linguistique grâce à l’interprète, un Alan figé de nervosité demande à Junn son parfum de glace préféré…) et banalité (Junn se plaint qu’Alan sente l’urine; Alan reproche à Junn de sentir l’ail), l’amour des « jeunes » est montré comme l’idéal suprême, un amour candide au sens propre du terme sans les salissures du temps.

Notons bien que le prénom Kai, l’objet de désir de Richard autant que de Junn, provient étymologiquement du grec katharos (« pur ») et d’un ancien allemand kempe (« combattant, guerrier »). Conquérir Kai revient donc à triompher; être aimé par le pur est synonyme de la propre purification (d’où, sans doute, l’omniprésence de la couleur blanche).

Le don esthétique du réalisateur ne fait aucun doute : tout parle de l’harmonie et de la délicatesse des couples (Richard-Kai, Kai-Junn), même la caméra qui, elle, les capte dans de très longues scènes statiques, sans coupes « dures », comme pour leur exprimer son respect. Partout où le trio se trouve règne l’harmonie douce des couleurs (décors et vêtements) et de la lumière jamais criarde.

Idéalisation du couple par le jeu de la lumière (candeur, chiaroscuro), dans Lilting

Idéalisation du couple par le jeu de la lumière (candeur, chiaroscuro), dans Lilting
Idéalisation du couple par le jeu de la lumière (candeur, chiaroscuro)

Le ductus de Khaou est celui d’un peintre qui dessine avec circonspection, soucieux de ne pas blesser son tableau. Il suffit de penser à ces nombreux gros plans des mains présentant la tendresse et l’intensité des gestes. Mais Khaou peint également au style des grands maîtres de l’histoire de l’art italienne. Lorsqu’il tient la caméra figée pendant de longues secondes sur les corps nus athlétiques et pâles du couple homosexuel s’aimant innocemment, plongés dans la blancheur du décor (draps, murs, rideaux, lampe de chevet) et mis en scène par un chiaroscuro (clair-obscur) raffiné, Khaou crée un idéal d’amour plutôt que de représenter la « réalité ». Il crée un amour classique que l’on aurait envie d’accrocher sur les murs d’un musée, dans le désir de le fixer, à jamais, pour l’empêcher de s’en aller. Mais les musées sont des lieux de mémoire. Ils témoignent de ce qui est passé, de ce qui est perdu.

Idéalisation du couple au milieu soulignée visuellement par la symétrie du décor (crescendo des rideaux), dans Lilting
Idéalisation du couple au milieu soulignée visuellement par la symétrie du décor (crescendo des rideaux)

Point faible : un film queer trop stéréotypé?

Malgré la force poétique du scénario et l’intelligence de sa réalisation technique, il reste un aspect qui m’a un tout petit peu déçue : la représentation de l’amour homosexuel. Après avoir fêté sa première sur le festival newyorkais LBGT NewFest en juillet 2014, le film a fait couler davantage d’encre dans les milieux queer (voir notamment Lowder et Daniels), ce qui étonne pour deux raisons.

Premièrement, sachez que Lilting est loin d’être ce que Marie-Hélène Bourcier appelait un film queer actif (« active visibility », Bourcier, 1998) tourné par un réalisateur homosexuel engagé (pensons par exemple au duo français Ducastel-Martineau). En effet, dans la pièce de théâtre de Khaou – pièce qui est à la base du film – l’amour homosexuel faisait encore défaut (voir Gant, 2014). Serait-ce donc un simple calcul dramatique qui aurait poussé le jeune prodige britannique à parler de l’homosexualité?

Deuxièmement, il faut bien admettre que l’amour homosexuel est présenté d’une manière stéréotypée. Pourquoi constituerait-il a priori un secret, pourquoi faut-il choisir des acteurs principaux correspondant au « prototype » visuel d’un homosexuel (frêle, efféminé, sentimental)?

Il n’en reste pas moins que Lilting ou la délicatesse est un film magnifique que je recommanderais à tout le monde qui est curieux de découvrir la beauté d’un minimalisme abouti.

Note : 9/10

 

*Ouvrages cités :
Bourcier, Marie-Hélène (1998), « Le Ciné Q de l’invisibilité à l’autoreprésentation », dans Marie-Hélène Bourcier (dir.), Q comme queer : les séminaires Q du Zoo (1996-1997), Lille : Cahiers Gai Kitsch Camp.
Gant, Charles (2014), « Development Tale. Lilting », Sight & Sound, vol. 24, n° 7, p. 16-17.

1 réflexion sur “Lilting ou la délicatesse – Derrière les barres”

  1. Sans avoir vu le film mais par rapport au scénario hésitant de l’amour homosexuel j’aimerais invoquer ici le souvenir de Derek Jarman, authentique cinéaste artiste poète gay avant l’heure. Où juste à l’heure. Implacable dans ses exigences artistiques. Rêveur-combattant-esthète, inoubliable et puissant, ses films (The Last of England, Caravaggio, Blue), textes et peintures sont et restent des moments phares dans tout ce qui a pu être dit, montré ou pensé au sujet de l’amour gay.

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