Nuri Bilge Ceylan a coécrit avec sa femme Ebru le scénario de son dernier film : Sommeil d’hiver (Winter Sleep), qui, en 2014, a remporté la Palme d’or au Festival de Cannes. Le réalisateur dit s’être inspiré de trois nouvelles de Tchekhov (sans pour autant les nommer). C’est un projet qu’il avait en tête depuis une quinzaine d’années. Il parle de son film comme d’une « sorte de fresque ». Il faut dire que le scénario fait cent soixante-trois pages, ce qui se traduit par un film absolument magnifique de 3 h 15. Pendant le visionnement, j’ai regardé l’heure pour me situer dans le récit, me disant qu’il devait rester un peu plus d’une heure, mais il ne restait que 10 minutes. J’étais soufflée!
Aydin, comédien à la retraite, tient un petit hôtel (qui porte le nom Othello) en Anatolie centrale avec sa jeune épouse Nihal, dont il s’est éloigné sentimentalement, et sa sœur Necla qui souffre encore de son récent divorce. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge mais aussi le théâtre de leurs déchirements…
Le film est tourné en Cappadoce (qui, en turc, veut dire « le pays des beaux chevaux » de par les nombreux chevaux sauvages qui le parcourent), dans les falaises troglodytes. Les paysages sont à couper le souffle (j’aimerais vraiment un jour parcourir ce paysage). D’autant plus quand la neige les recouvre. Et l’hôtel est bâti dans la falaise, les différentes pièces sont creusées à même le roc.
Dans la première scène, un garçon lance une pierre et brise la vitre de la voiture de Aydin. Ce dernier et son employé raccompagnent le garçon chez lui. Les parents du garçon sont en fait des locataires de Aydin. N’ayant pas payé leur loyer depuis quelques mois, ils ont subi une saisie et sont maintenant menacés d’expulsion. Cette première scène donne le ton au film par la lutte des classes qu’elle dépeint. Elle est basée sur un souvenir d’enfance de Ceylan : « Nous étions avec mon père dans une petite agglomération et il avait ramené une voiture des États-Unis qui était, je crois, la seule qui se trouvait là et un gamin a jeté une pierre contre la vitre. Mon oncle est sorti du véhicule, est allé chercher le garçon et l’a ramené comme dans le film. »
La relation de couple entre Aydin et Nihal est complexe. Nihal est une femme utopiste. Elle croit qu’il est possible de sauver tout le monde et elle en veut à son mari de constamment tenter de briser ses rêves. On ne les voit que peu ensemble, mais on comprend vite ce qui les sépare. Néanmoins, Aydin se berce aussi d’illusions. Il répond aux femmes fortes qui l’entourent (sa femme et sa sœur) tel un comédien sur scène, avec des répliques toutes prêtes.
Ceylan confiait dans un entretien avec Michel Ciment et Philippe Rouyer, à Cannes, que « dans la vie il en va souvent ainsi, qu’il faut aller au bout d’un processus de destruction pour pouvoir poursuivre son existence autrement », et le personnage de Aydin n’y échappera pas. Il devra se faire dire ses quatre vérités, avec assez de violence, et prendre du recul face à tout cela pour envisager un nouveau départ. Mais ce nouveau départ est-il seulement possible?
Sommeil d’hiver est d’une très grande qualité photographique. Une fresque sur les relations de couple et fraternelles, sur l’ennui, de même que sur les écarts entre les classes. Un film à voir!
Note : 9,5/10
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