« No expression without excitement, without confusion. »
Je me rappelle que lorsque j’étais étudiante en échange à l’Université de Montréal, en automne 2014, mes camarades latino-américains se mettaient à s’indigner sur les différents réseaux sociaux d’un crime, qui, d’après eux, aurait été commis par le gouvernement mexicain : le 26 septembre, 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa se faisaient enlever par les forces de l’ordre pendant une manifestation contre les pratiques louches de l’État – et tués plus tard. J’avais beau attraper au passage le nombre « 43 » et « Ayotzinapa », je dois avouer que je ne m’informais pas davantage, trop prise par mes propres affaires.
Quatre ans après, après avoir vu Antígona – sans que ce soit son thème central – je sais que, pour les Mexicains, l’incident, qui n’est toujours pas élucidé, flotte dans l’air encore aujourd’hui. L’indignation contre un gouvernement qui se cache dans son mutisme. La consternation des jeunes face à la résignation des adultes. La petite Antigone se rebellant contre Créon, le roi, pour assurer que son frère tué soit enterré selon les anciens rites. Pour que son âme puisse enfin reposer en paix.
S’imposent donc d’emblée les parallèles entre Antigone, la pièce, et Antígona, le docudrame de Pedro González Rubio, dans lequel un groupe d’étudiants universitaires en théâtre montent la pièce fameuse de Sophocle dans la ville de Mexico.
On les suit pendant toute la genèse de la production, la période « avant », « pendant » et « après » la première : frétillant à l’audition, comblés de joie lorsqu’ils apprennent qu’ils ont été élus pour l’un des rôles, mémorisant le texte à la maison, répétant en boucle les mots maintes fois cités, seuls ou dans le groupe, à l’université ou dehors, se remettant en question, reprenant force… Ce qui est évident, dès le début, c’est que les jeunes acteurs, sensibles de par leur profession et par leur âge, sont des caisses de résonance à trois niveaux : en eux s’accumulent les émotions des rôles qu’ils incarnent, leurs propres sentiments et le deuil collectif des Mexicains traumatisés par l’incident de 2014.
À observer les étudiants tantôt s’embrasser ou se gifler mutuellement, tantôt couchés dans l’herbe l’un à côté de l’autre, les yeux clos, à respirer profondément, à toucher du bout des doigts les feuilles et les tiges qui les entoure, tantôt insuffler vie aux personnages de Sophocle sur ce qui ressemble à des vestiges d’une ancienne ville aztèque, on se rend compte que ce qui importe aux réalisateurs (film/pièce) c’est la sensualisation et l’identification des étudiants afin que ces derniers « incarnent » les rôles avec toute leur âme et leurs émotions et ne les « jouent » pas seulement. « I need a creative performance. I resolve, I expose, I act, I am », leur dit la prof de théâtre avec insistence, car : « If you arrive at an audition and say “Hi, I am an actor and I want to work”, you’re ruined. »
Une performance émotionnelle, tel est sans doute aussi l’objectif de Pedro Gonález Rubio qui pousse les acteurs à montrer ouvertement l’émotion qui éclate et à commenter leurs états d’âme devant la caméra. C’est touchant, bien évidemment, mais il reste que, dans Antígona, il est difficile à dire s’il s’agit d’une réaction authentique ou d’un jeu convaincant. Dans l’ensemble, on peut dire que la réalité et le jeu s’y entremêlent. À plusieurs moments, je me suis demandé si les scènes « off » – les petites discussions avec leurs parents, les moments intimes entre les acteurs – ne faisaient pas aussi partie de la mise en scène… tant que leur ton général résonnait avec Antigone.
Quoi qu’il en soit, il est clair que Pedro González Rubio – représenté par le metteur en scène universitaire – mise à une actualisation du drame antique afin de proposer une stratégie qui aiderait à faire avancer un pays marqué par la corruption et l’insensibilité de son gouvernement : « Look at your feet. See how they are grounded on this Mexican land […]. A land which is suffering a lot, but with our bold and firm steps will move forward. And we’ll bring it to a good port. Us. With love, with art, with intelligence. »
En dépit de mes doutes au sujet du thème de l’authenticité, je vous recommanderais Antígona sans retenue pour le simple fait qu’il donne une réponse pertinente à la question « À quoi sert la littérature? ». La littérature nous aide à trouver des mots pour « dire »’ nos propres sentiments. Ainsi allège-t-elle nos peines, n’est-ce pas?
Note : 8/10
Antígona est présenté aux RIDM les 14 et 17 novembre 2018.
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