« Cher journal, je vais te raconter l’histoire d’une jeune crocodile qui va à Paris tous les soirs, puis revient. Une nuit, alors qu’elle marchait elle a vu une petite fille se faire frapper par une voiture. La petite a été attachée violemment et jetée de force dans une voiture orange. Et je ne peux plus continuer cette histoire, mais j’ai une amie ici qui le pourra. »
Primas dresse le portrait touchant des cousines Rocío et Aldana, deux adolescentes argentines qui, après avoir subi des actes de violence ayant abruptement mis fin à leur enfance, se libèrent du spectre de leur passé. Sillonnant l’Argentine et Montréal, les jeunes filles entrent dans l’âge adulte par le biais d’expériences révélatrices telles que l’apprentissage de la danse, du mime, du théâtre, du cirque et des arts visuels. Leurs corps deviennent alors l’expression de leur imagination, de leur point de vue unique et de leur résilience sans faille.
Présenté dans plus d’une vingtaine de festivals internationaux, notamment à DOXA (Prix Colin Low – Meilleur long métrage documentaire canadien), au Festival Mar del Plata (Prix du public) et au Festival True/False (Récipiendaire du True Life Fund), Primas de Laura Bari est le dernier d’une trilogie de portraits de survivants, avec Antoine (sur la vie imaginaire d’un jeune garçon aveugle; 2009) et Ariel (sur le parcours d’un jeune homme qui se reconstruit après un terrible accident; 2013).
Je suis tous les jours scandalisée par les agissements de certaines personnes. Il existe de telles inégalités, de telles injustices, de telles douleurs et souffrances, que je n’ai que peu d’espoir en l’espèce humaine. Et quand ces actes injustes et révoltants sont commis sur des enfants, je peine à contenir ma révolte. D’autant plus devant des actes pédophiles.
Primas m’a pris aux tripes. On suit deux jeunes femmes qui affrontent la vie avec optimisme, malgré un passé marqué par de terribles violences, notamment sexuelles.
Les deux jeunes femmes sont étonnantes, ce que la réalisatrice n’a pas manqué de souligner : « Rocío and Aldana, these two formidable cousins (“primas” in Spanish), have completely re-taught me everything about femininity and feminism. In exchange, we keep fighting – but we with a smile. They do not want to be seen as victims, but as people who lived through something marking, but not defining. » [Rocío et Aldana, ces deux formidables cousines (« primas » en espagnol), m’ont tout réappris de la féminité, du féminisme, de la lutte avec le sourire, et de la considération de chaque être humain à part entière. Elles ont bien demandé de ne jamais les considérer comme des victimes, sinon comme des personnes qui ont eu une expérience marquante, mais pas pour autant définitive.]
La pratique des arts contribue à cicatriser leurs blessures. Leur tante – la réalisatrice du film – les accompagne dans ce processus en leur offrant la chance de vivre un total dépaysement en participant à un spectacle collectif de danse contemporaine, présenté à Montréal. Elles se prêtent au jeu, participent avec joie, malgré les émotions que cela peut susciter. Je pense, entre autres, à une scène où Aldana livre sur scène un puissant monologue en espagnol sur sa douleur. Le défi était probablement d’autant plus important pour elle qui ne semblait pas pratiquer de discipline artistique, à la différence de sa cousine Rocío qui fait du cerceau aérien.
En Argentine, la réalisatrice présente quelques plans de Rocío dans le désert, alors qu’elle porte ce qui pourrait s’apparenter à une carapace. Ces plans sont très beaux. Leur lenteur est apaisante.
La famille de Rocío se prête aussi au jeu alors qu’ils posent tous ensemble dans des décombres. Le paysage dévasté a aussi sa part de lumière. Tout n’est pas que désolation, il suffit de porter attention : « Je vais te décrire absolument tout ce que je vois en couleurs et en sons. Il y a de grands arbres, des flaques. Ma chaussure a un trou alors mes pieds sont mouillés lorsque je marche dans l’eau, parce que je ne regarde pas où je mets les pieds. Tout est désertique, mais avec les couleurs c’est joli. Il n’y a presque pas d’ombre. Il y a du soleil, mais il fait froid. Des barrières partout. »
Les arts contribuent ainsi à aider les deux jeunes femmes à témoigner de leur passé douloureux, dans le but d’aider d’autres victimes. Leur courage est immense.
On alterne ainsi entre des scènes de confidences avec les deux jeunes femmes, des témoignages d’autres personnes, dont le médecin qui a fait les greffes de peau à Rocío et qui témoigne de la force de celle-ci, des rassemblements familiaux, une vidéo de Rocío à 10 ans peu de temps après son agression et des scènes artistiques ou poétiques (parfois les deux à la fois, évidemment).
L’une des scènes qui m’a troublée est d’une grande simplicité et d’une incroyable honnêteté. On voit, en gros plans toujours, les mains de Rocío qui caresse son corps. On les suit et la jeune femme nous raconte (en hors champ) le récit de ses greffes. Elle nous montre sa peau marquée à jamais par le feu. C’est dur à regarder de par la révolte que ça engendre de savoir qu’une si jeune enfant a dû affronter de telles souffrances. Dans l’un des plans suivants, Aldana fait le même exercice sur son corps : elle glisse ses mains de sa tête jusqu’à ses pieds. Sa peau est lisse, belle. Les marques de sa souffrance n’apparaissent pas, mais sa douleur n’en est pas moins vive pour autant. Ces quelques plans sont superbes.
Primas se présente ainsi comme un exemple : plus on témoignera des violences, plus ceux qui souffrent oseront à leur tour dénoncer leur bourreau et, peut-être qu’un jour, on éradiquera une partie de cette violence.
Note : 9/10
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