« Et maintenant, on va visiter le parc à moules. »
Dans Numéro Une, Tonie Marshall questionne la place des femmes au pouvoir dans des domaines dominés par les hommes.
L’idée n’est pas nouvelle – la série télévisée danoise Borgen, qui a placé en son centre une femme premier ministre, a déjà connu un succès impressionnant en Europe en 2012. Après le débat incessant sur le fameux #MeToo, il est certain que les sujets féministes sont actuellement dans l’air du temps. Des conditions idéales donc pour que ce remake français devienne une histoire de réussite…
La Numéro Une de Tonie Marshall, néanmoins, n’est pas politicienne. Emmanuelle Blachey (Emmanuelle Devos) est une ingénieure brillante qui a gravi les échelons de son entreprise, le géant français de l’énergie, jusqu’au comité exécutif. Un jour, un réseau de femmes d’influence lui propose de l’aider à prendre la tête d’une entreprise du CAC 40. Elle serait la première femme à occuper une telle fonction. Mais dans des sphères encore largement dominées par les hommes, les obstacles d’ordre professionnel et intime se multiplient. La conquête s’annonçait exaltante, mais c’est d’une guerre qu’il s’agit.
Tout d’abord : l’allusion à Borgen est claire comme de l’eau de roche. Il suffit de jeter un coup d’œil à la construction de l’affiche. Mêmes couleurs aristocratiques (blanc, noir, rouge, bleu), même pose centrale de l’héroïne Emmanuelle Blachey, habillée presque identiquement à Birgitte Nyborg.
Seul ajout original de la version française : le fait d’encercler visuellement la protagoniste de ses adversaires masculins précédents et actuels, ce qui met en évidence les nombreux obstacles rencontrés par la femme d’affaires ambitieuse. C’est qu’en arrière-plan les portraits d’anciens dirigeants semblent tout aussi intimidants que la présence de deux hommes au premier plan filmés de dos et fixant Emmanuelle visiblement de haut… Arrivera-t-elle à s’y frayer un chemin vers la victoire?
En faisant débuter le film par le Women’s Forum Deauville, une rencontre internationale où des femmes d’influence en économie et en société – ici Emmanuelle Blachey – sont invitées pour donner des discours inspirants, Tonie Marshall ne laisse pas de doute quant à la réussite de son héroïne. Et comme on peut le lire dans le dossier de presse, il lui a effectivement importé de faire un film positif, un film qui motive son public au lieu de le décourager.
Dû à ce fait, le film retrace essentiellement le chemin difficile de la protagoniste vers sa fin heureuse. On la voit travailler, comme l’une des seules femmes dans sa position, côte à côte avec ses collègues masculins, négocier avec les investisseurs chinois, le regard toujours rivé sur sa propre carrière – symbolisée par les tours menaçantes de La Défense.
Nombreuses sont les scènes où l’on observe Emmanuelle fixer de l’extérieur son propre lieu de travail, les hauts immeubles administratifs vitrés, comme s’il s’agissait de la conquête d’un véritable château fort. Ça aussi illustre à merveille le caractère excluant de la classe arrivée à l’intérieur. Emmanuelle, elle, a réussi à s’y faufiler. Mais à quel prix?
Emmanuelle est une ingénieure brillante et dispose de compétences communicatives excellentes. À la voir rigoler avec les partenaires chinois, tous fascinés et embobinés non seulement par son chinois impeccable, mais surtout par son charme ravissant qui, lui, peut prendre, selon les besoins, une forme séduisante à un moment donné et une forme plutôt maternelle dans l’autre, on se rend vite compte de son vrai rôle : celui de l’animatrice, celui de la maîtresse, fait que son patron ne cache même pas lorsqu’il la félicite, la main effleurant sa cuisse, pour sa dernière « opération de séduction ». Quand Emmanuelle rétorque en le rectifiant, on la sent soupirer intérieurement : « Technique de camouflage plutôt. Manger ce qu’ils mangent, boire ce qu’ils boivent, fumer ce qu’ils fument. »
Cette « [t]echnique de camouflage », Emmanuelle ne l’adopte pas seulement face aux futurs investisseurs. Elle s’assimile généralement au monde viril dans le désir d’être enfin pleinement acceptée comme l’un(e) parmi eux. Il est donc peu étonnant qu’elle soit irritée par la stratégie des « Olympes » souhaitant qu’elle mette en avant tout soudainement son sexe biologique afin d’obtenir le poste en question. « Non, mais… excusez-moi, c’est rageant d’avoir à jouer la carte féminine de manière si appuyée. Toute ma vie j’ai essayé de faire oublier que j’étais une femme. »
Qui plus est, ce ne sera qu’après cette sortie du placard qu’elle sera confrontée à des énoncés misogynes de plus en plus accentués du genre « Comme toutes les femmes… » ou « Les femmes ne comprennent rien au pouvoir. »
Enfin, le fait de montrer une femme qui, personnellement, n’est pas féministe mais qui doit jouer à la féministe afin d’accéder au pouvoir me semble fort révélateur dans un monde où le calcul ne règne apparemment pas seulement au sein de la politique ou de l’économie….
Si l’héroïne a du mal à se faire à son nouveau rôle, Tonie Marshall affiche clairement son engagement politique : « Dans Numéro Une, je voulais défendre l’idée que s’il y avait entre 40 % et 50 % de femmes à la tête des entreprises, le type de gouvernance changerait. On accéderait à un capitalisme plus dialoguant, où entreprendre, lutter et gagner ne serait plus synonyme de guerre de tranchées. Les femmes sont fortes pour le dialogue. Un dialogue plus souple souvent que celui des hommes. »
Ainsi, le film se développe de plus en plus en l’arène d’un bashing hommes-femmes très insistant, c’est-à-dire qu’il foisonne de comparaisons constantes entre les deux sexes, qu’elles soient ouvertes ou sous-jacentes.
Ce qui est triste, c’est qu’Emmanuelle se voit totalement réduite à son sexe. Plus déplorable encore est le fait qu’elle finit par se plier elle-même à cette vision limitée. De cette façon, Numéro Une met en scène l’autoreprésentation calculatrice d’une femme cadre, mais laisse largement dans l’ombre ses réflexions personnelles.
Emmanuelle Blachey, PDG, et Birgitte Nyborg, premier ministre, sont toutes les deux exposées à des attaques verbales et à des intrigues perfides issues de domaines traditionnellement masculins. Or, si dans Borgen la question du genre ne joue qu’un rôle secondaire, elle est au centre de Numéro Une, idée qui est également suggérée par l’affiche du film où la terminaison féminine « e » est mise en relief par la couleur rouge. Cette insistance fait-elle du bien au film? J’en doute. Les actrices excellent, mais la lutte des sexes éternelle est un peu trop embêtante.
Note : 6/10
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