« Attends une seconde. Pourquoi mange-t-elle avec sa main gauche? »
Quand on pense au cinéma chinois, on a en premier lieu des images de films produits par la République démocratique de Chine comme ceux de Zhang Yimou, Chen Kaige ou Jia Zhangke, ou bien ceux venant d’Hong Kong venant de noms plus connus comme Jackie Chan, Tsui Hark et John Woo.
Mais il ne faut pas oublier ce qu’offre Taïwan. L’État insulaire a vu naître un bon nombre de cinéastes, surtout avec la nouvelle vague taïwanaise qui a eu lieu de 1982 à 1990. Le plus reconnu mondialement est sans aucun doute Ang Lee, ayant réalisé des films dans son pays natal (The Wedding Banquet, Eat Drinck Man Woman) et égalemtn à Hollywood (Brokeback Mountain, Life of Pi). Mais au sein de l’île des réalisateurs comme Hou Hsiao-hsien (A City of Sadness, Millenium Mambo), Tsai Ming-liang (Vive l’Amour, The River) et Edward Yang (A Brighter Summer Day, Yi Yi) se sont tous démarqués à travers le portrait réaliste de l’histoire de Taïwan et du mode de vie des habitants de l’île. Une démarche qu’a suivie Shih-Ching Tsou.
Native de Taïwan, elle immigrera aux États-Unis, plus précisément à New York, pour y faire des études de films. Elle coréalisera un premier film en 2004, Take Out, qui suit un immigrant chinois non documenté qui travaille comme livreur pour un restaurant chinois. Le film est la première collaboration de la cinéaste avec son coréalisateur, Sean Baker. Elle l’accompagnera pendant le reste de sa carrière, étant notamment productrice sur les autres films du réalisateur, soit Tangerine, The Florida Project et Red Rocket, bien qu’elle n’ait pas participé à Anora, la Palme d’or du réalisateur. Cela ne l’empêchera pas d’aider son amie quand elle se mettra à réaliser son premier long-métrage entièrement tourné à Taïwan, Left-Handed Girl, où Baker est coscénariste, producteur et même monteur.
Une petite famille, composée de la mère monoparentale Shu-fen, de la grande sœur rebelle I-Ann et de I-Jing, âgée de cinq ans, s’installe dans la ville occupée de Taipei. Les trois tentent de vivre leur quotidien, parfois difficile, avec la mère qui gère un stand de nouilles dans un marché de nuit écroulée sous les dettes, la sœur qui vend des noix d’arec (équivalent du tabac) et I-Jing, qui est gauchère, mais qui devient confuse quand son grand-père lui affirme que la main gauche est celle du diable.
On voit clairement dans ce film l’influence qu’a eue Sean Baker sur la réalisatrice. Elle y parle non seulement de laissés pour comptes, qui est le sujet de prédilection du réalisateur d’Anora, mais pose son point de vue à travers les yeux d’une enfant qui est complètement en dehors des problèmes auxquels les adultes sont confrontés, comme dans The Florida Project. Elle va même décider de réaliser le film à l’iPhone, qui lui permet de se rapprocher des personnages, mais reprend également le même choix de réalisation de Sean Baker pour Tangerine.
Cependant, Shih-Ching Tsou a l’intelligence de s’éloigner des obsessions de son ami et de parler des sujets qui lui tiennent à cœur. Cela passe surtout par le contexte taïwanais du film. En effet, la cinéaste traite d’enjeux propres au pays, notamment le conflit entre le traditionalisme et la modernité, représenté ici par le conflit intérieur entre I-Jing et sa main gauche, qu’elle croit être maudite et qui lui donne une excuse pour commettre quelques actes rebelles. En passant, la petite Nina Ye est absolument adorable dans ce film. Mais cette dualité entre les vieilles et les nouvelles pensées amènent également le thème des conflits générationnels, que ce soit entre Shu-fen et le reste de sa famille, qui la juge pour ses choix de vie et le fait qu’elle ne réussit pas aussi bien que les autres membres, en particulier le frère qui possède une entreprise florissante. Mais il y a aussi un conflit entre la mère et sa fille aînée, I-Ann, qui n’ont pas la même philosophie et traînent avec des entourages bien différents.
Left-Handed Girl est aussi un film féministe, montrant des femmes qui essaient de vivre leur vie, mais dont la société et les gens autour d’elles leur mettent des bâtons dans les roues et ne cessent de les rabaisser dans leurs conditions. C’est d’autant plus flagrant quand le film montre que les femmes font des choses pas toujours légales et morales afin d’atteindre une vie meilleure. Tous ces conflits explosent dans une dernière scène prenante, véritable culmination du film.
Mais le génie du film est de se focaliser sur le point de vue de I-Jing, dont le jeune âge ne lui permet pas de comprendre entièrement ce que font tous ces adultes et pourquoi ils se chamaillent autant. Cela apporte une touche d’innocence et de beauté dans un film qui aurait pu, sans elle, s’engouffrer dans du gros mélodrame. Le fait qu’elle soit filmée à l’iPhone est également très bien pensé, permettant de mettre le film à sa hauteur, avec la caméra qui peut la suivre de manière très fluide dans un marché nocturne bondé et dans des ruelles étroites. Très léger bémol, l’image au iPhone ne donne pas toujours un aspect fini au film, mais ça fait partie de son charme.
Shih-Ching Tsou a certes 20 ans d’expérience dans le cinéma, mais elle signe une véritable révélation avec ce premier film. Elle arrive à parler de sujet grave comme la place de la femme dans la société, les conflits entre les générations, pensées divergentes ainsi qu’à dresser un portrait de la vie à Taipei, le tout en faisant un long-métrage optimiste et doux en plaçant son histoire autour d’une petite fille qui voit la vie différemment. Une belle perle qui la mettra peut-être un jour au même piédestal que son ami Sean Baker.
Left-Handed Girl est présenté au FNC les 10 et 14 octobre 2025.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième