Dans l’est de la Géorgie, la moralité et le professionnalisme de Nina, une obstétricienne-gynécologue, sont remis en question après la mort d’un nouveau-né lors d’un accouchement.
Alors qu’une enquête est en cours pour faire la lumière sur ce sombre événement, des rumeurs émergent selon lesquelles Nina pratiquerait des avortements illégaux à l’extérieur de son travail pour rendre service à des femmes désespérées de son village et des alentours.
Dans une danse bien maitrisée entre la vie, la mort, la réalité, la fiction, la morale et la loi, April nous transcende pour nous faire réfléchir et remettre en question notre rapport au corps de la femme et à ce que représente la maternité. Un film choc dans lequel on se laisse bercer par de sublimes images en 4:3 et où les non-dits racontent une histoire, une vérité.
Avec April, nous sommes toujours dans la confrontation entre la vie et la mort. Cette dualité prend racine dans la maternité. Que ce soit par la scène d’accouchement en début de film qui nous mène directement à l’idée de la mort alors que c’est un silence pesant qui emplit la salle de naissance, ou encore lorsque le nourrisson est expulsé de la mère dans une scène des plus explicites, le sang coule sur le lit et les différentes instances médicales s’affairent autour de la mère et du nouveau-né, pourtant, pas un seul son ne sort de ce minuscule corps frêle. Dès lors, le rythme du film s’installe. Nous n’avons pas besoin de mots pour comprendre que cet enfant n’ouvrira jamais les yeux. Un événement qui marque habituellement le renouveau et la vie nous est présenté dès les premières minutes du film comme un espace, un lieu, où la mort prend racine. Plus tard, nous assistons à un avortement en temps réel, puis à un second accouchement et, tour à tour, ces scènes-chocs nous rappellent la fragilité de la vie, particulièrement celle de la mère.
Le coup de maître de Dea Kulumbegashvili pour ce film tient réellement dans la création de son ambiance et le maintien de sa tension. Avec la maternité, elle crée un espace immatériel troublant. Elle nous emporte dans un côté sombre de celle-ci, nous glaçant le sang : on fait quoi lorsque la maternité n’est pas désirée, mais qu’on n’a d’autres choix que de s’y soumettre? Surtout, en tant que médecin en mesure d’éviter des avortements catastrophiques, en tant que féministe, on fait quoi? Eh bien, Nina a fait le choix d’aider ces femmes, de leur offrir un droit de regard sur leur propre corps. C’est puissant, déstabilisant, nécessaire.
De même, on est toujours dans une valse entre l’humanité et le protocole froid et la distance qu’impose le cadre médical. À mon sens, c’est, une fois de plus, une façon pour la réalisatrice de nous dévoiler son talent dans la solidité de ses thèmes et de refaire un lien entre la maternité et la mort.
Bien que le film débute sur une scène assez explicite, comme je l’ai mentionné plus haut, dans laquelle nous sommes confrontés à l’accouchement cru et sans censure, le film jongle habilement entre l’explicite et le non-dit. Que ce soit par les choix de cadrages ou encore le peu de dialogues que comporte April, le 4:3 redéfinissant lui-même les limites de ce qui nous est montré à l’écran, tout est choisi pour nous faire questionner tant notre rapport au réel que notre sens critique.
Tout au long du film, on se demande ce qui tient de la fiction et ce qui est bien ancré dans la vie quotidienne. Je vous avertis tout de suite, le film est fictionnel, bien qu’inspiré de faits vécus auxquels a assisté la réalisatrice lors de sa période de recherche terrain pour le projet de April.
En bref, avec April, on est dans un judicieux jeu de l’explicite et du non-dit. On se promène constamment et habilement entre les deux, offrant au film une ambiance tendue, si satisfaisante pour le spectateur. La tension de ce film est à rendre jaloux n’importe quel réalisateur de film d’horreur, croyez-moi!
À mes yeux, April est une habile critique de la sacralisation que notre société patriarcale fait du corps de la femme et particulièrement lorsqu’on l’associe avec la maternité. Fannie Demeules en fait la critique dans son plus récent roman Du ventre des montagnes, si jamais le sujet vous intéresse, je vous le conseille chaudement!
Avec April, on est en mesure de réfléchir à une question fondamentale, particulièrement pour les féministes : pourquoi le corps féminin ne prend de la valeur que s’il est fécondé et donc possédé par une instance masculine? Dans son film, Dea Kulumbegashvili soulève explicitement ce grand problème. De front, elle nous expose à des situations qui, s’additionnant les unes aux autres, nous confrontent à cette unique utilité du corps féminin : procréer.
D’ailleurs, le corps se mettant en travers de cette unique raison d’être de la femme se retrouve à être représenté dans la peau d’un monstre. Une créature immonde, repoussante et répugnante. La figure du monstre dans April est majeure dans la force de frappe de la critique féministe faite par la réalisatrice.
Au niveau du visuel, April nous offre un mélange de codes à faire saliver n’importe quel cinéphile. Avec de longs plans sur des paysages doux, Dea Kulumbegashvili nous peint des natures mortes exquises, qu’elle confronte à la brutalité de la maternité. L’agencement de ces deux catégories d’images, si j’ose les appeler ainsi, et le rythme lent, de même que les teintes de couleurs des images à l’écran nous plongent dans une expérience immersive à faire frissonner n’importe quel grand fan d’horreur. Une tension maîtrisée et habilement mise en scène par une réalisation et une direction photo pratiquement parfaite s’agence étonnamment bien avec les codes empruntés au documentaire que l’on peut retrouver dans April. À mon sens, le mariage entre l’horreur, le drame et une légère saveur de documentaire tient d’un certain génie, mais surtout d’une maîtrise saisissante du septième art!
Avec ce deuxième long métrage, Dea Kulumbegashvili frappe fort tant dans ses thèmes que dans son rendu final. April promet une carrière des plus riches pour la jeune cinéaste! Je vous recommande vivement de visionner ce film.
En fait, j’oserais dire, de le vivre, parce qu’avec April, on vit quelque chose plus que de simplement regarder comme témoin.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième