« Un avion, Papa! »
Un père contrôlant (Christos Stergioglou) garde ses trois enfants (Angeliki Papoulia, Christos Passalis et Mary Tsoni), maintenant adultes, dans la maison depuis toujours avec l’aide de sa femme (Michele Valley). N’ayant jamais connu le monde extérieur, iels sont prisonniers d’un état infantile.
Ça fait bientôt 35 ans (déjà) que j’écoute des films. Ma première « date » au cinéma aurait été avec ma mère, lors d’une journée d’automne de 1991 à quelques pas de l’hiver, et nous étions allés voir La Belle et la Bête. Je fus éminemment marqué par cette histoire qui me semble être à la base de ma psyché et de mon monde émotif. C’était le premier pas dans l’éveil de ma sensibilité qui m’amènerait plus tard à rencontrer Le Corbeau et le Renard (de la Fontaine) et toutes ces œuvres similaires qui me sont encore chères aujourd’hui. Me voilà maintenant, fleur bleue, romantique, amoureux et intense, mais aussi vif d’esprit, valeureux, fort et doux (comme la Belle et la Bête). Je fais tout en mon pouvoir pour ne pas terminer vieux Gaston et laisser transparaître qui je suis, l’homme que beaucoup perçoivent encore comme bête.
Je suis resté avec quelque chose dans mon regard, d’un peu fragile et de léger comme de l’espoir. Décidément, l’enfance est un moment d’une importance capitale pour celles et ceux qui, à cet âge, se retrouvent à absorber des notions qui forment la base de la personnalité pour le restant de sa vie. Je crois que le réalisateur Yorgos Lanthimos s’est déjà penché sur le sujet de l’enfance et des étapes cruciales qui mènent inévitablement à la rébellion (ou adolescence) dans son film de 2009 Dogtooth (ou Kynodontas pour les connaisseurs).
C’est l’un des films les plus troublants que j’ai pu voir dans ma vie jusqu’à maintenant. L’œuvre écrite et réalisée par Yorgos Lanthimos dépasse toutes attentes possibles. Je vous avoue que j’ai beaucoup de mal à me résoudre à vous le conseiller, car selon moi ce n’est pas quelque chose que l’on peut vraiment recommander à qui que ce soit. La prémisse semble déjà perturbante à première vue; en effet, l’idée qu’un homme ait séquestré sa famille pour qu’elle reste dans un état d’enfance pour toujours (on dit un homme, mais la mère semble être aussi dans le coup) est assez perturbante, mais le récit lui-même l’est encore bien plus que vous pouvez le penser.
Personne de la famille n’est nommé, mais les personnages de l’extérieur comme celui de Anna Kalaitzidou en ont un, un nom. Son personnage, Christina, est alors un rappel sporadique que le dehors existe et que les codes qui régissent nos protagonistes nucléaires sont effectivement très anormaux. Leurs tares ne sont pas héréditaires à proprement parler, mais plutôt inculquées. L’introduction à ce quotidien déjanté est faite avec élégance alors que l’on peine à concevoir que l’on puisse vouloir changer le sens des mots autoroute, mer et excursion. Il y a là quelque chose d’intrinsèquement dystopique dans la nature du film rappelant l’excellent classique Nineteen Eighty-Four par George Orwell.
Les acteurs se donnent à fond et c’est peu dire. Les parents sont interprétés par Christos Stergioglou et Michele Valley qui livrent une performance, ma foi, à glacer le sang. Leurs trois enfants, dont les rôles sont tenus par Angeliki Papoulia, Christos Passalis et Mary Tsoni, ressemblent davantage à des animaux de compagnies parlant qu’à des humains normaux. Chaque interaction est traversée par ce malaise de devoir regarder quelque chose sur laquelle on ne peut avoir aucune incidence (un peu comme la société a peu d’influence sur le noyau familial).
Un film percutant dans son approche de la société et des schèmes qui construisent notre soi social. Un long métrage qui choque sans être provocant grâce à des mécanismes efficaces qui, malgré leurs effets perturbateurs, restent profondément esthétiques. D’abord, l’absence quasi totale de musique amène le spectatorat à intérioriser chaque moment, chaque interaction sans jamais se faire dicter quoi ressentir. Le malaise est palpable tout au long du visionnement alors que l’on sait pertinemment que ce que l’on voit est non seulement grotesque, mais aussi terrible.
Parlons des éléments dits comiques de l’œuvre, car après tout elle est classée comme une comédie. Je dois tout de même prendre le temps de vous prévenir, cher lectorat, de la nature extrêmement graphique de certaines scènes. Oui, il y un peu de violence, mais j’ai rarement vu un film qui ose autant montrer du corps humain (femme ET homme) avec autant de réalisme. Des seins, des fesses, des jambes, des torses, mais aussi pénis (flaccide et en érection), vulve exposée et des contacts dont la réalisation s’amuse à jouer avec la subversion de nos attentes faces au cinéma qui montre habituellement du faux… mais qui est ici pas mal assez vrai. Au début, les actions sont assez subtiles et camouflées pour qu’on se demande comment iels auraient pu « jouer » cette scène sans le faire pour vrai, mais toujours sans doute aucun.
Puis (attention divulgâchage), il y a finalement cette scène où on voit clairement la sœur aînée donner une érection à l’autre personne avec sa main. Au point où j’ai commencé à remettre en question tout ce que je croyais ne pas avoir vu jusqu’à présent. Vous savez, une bonne blague de touchage de partie intime, avec des inconforts, de la tension et peut-être même… du plaisir (imaginez mon faciès 😬).
Il y a aussi ce moment – que l’on voit dans la bande-annonce, pas d’inquiétude – ou le frère s’attaque à un chaton avec des cisailles à haie. Ce n’est pas de sa faute, on lui a appris que les chats sont des bêtes sanguinaires et sans pitié. Le genre de film qui me fait me demander ce que l’on entend par comédie au cinéma. Bien évidemment, je ne suis pas fan de l’utilisation du malaise comme dispositif comique (si vous saviez la difficulté que j’ai eu à terminer The Increasingly Poor Decisions of Todd Margaret), mais tout de même est-ce qu’il y a une limite à ce qu’on peut faire au nom de l’humour et du divertissement? Ou peut-être est-ce simplement de l’humour grec auquel je ne suis pas habitué?
Je joue l’avocat du Diable en ce moment, car pour être honnête j’ai adoré mon expérience – même si ce fut équivalent à la sensation du Goliath à La Ronde en 2006. Dieu du ciel, j’avais failli partir de mon siège, je me souviens m’être contracté autour du bidule jaune avec une force telle que j’avais un 6-pack en débarquant (ouais, c’est ça le secret pour un corps ciselé: instant de mort imminente, tsé). Je ne le referai jamais, mais ça en vaut tout de même la peine. Alors, je vous le conseille. On n’est pas obligé de s’en parler par exemple, un regard suffira probablement à transmettre notre impression générale.
Bande-annonce
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