Suite et fin de la critique Les Sommets (ter). Les Sommets du cinéma d’animation se terminent aujourd’hui.
Les trois autres courts métrages ont moins recours à une telle esthétique recherchée, mais mettent en avant – avec autant de conviction – la pertinence de leurs thèmes, thèmes qui dans ces trois cas partagent même un point commun : l’expérience douloureuse de la perte. La perte du propre droit d’être dans le dur monde du travail dans Out in the open, la perte de la personne aimée après une rupture dans Gros chagrin et la perte, finalement, du grand-père dans Mon yiddish papi.
Réalisé par le duo australien Isobel Knowles et Van Sowerwine, animant depuis 2001 dans cette constellation des films sociocritiques, Out in the open raconte le destin d’un vieux marchand ambulant qui a beau étaler chaque matin ses produits devant lui dans la halle, comme il le faisait depuis toute sa vie, mais qui, à l’ère des grandes surfaces et de la vente sur Internet, se voit assister à l’extirpation lente de son « corps » de métier, et ceci au sens propre du terme. Peu importe la marchandise proposée – fruits, chaussures, tissus –, aucun client ne s’égare dans cette halle déserte où il est le seul représentant d’un métier oublié.
Un « out in the open » n’existe pas pour lui. Un extérieur, une ouverture n’est pas visible dans ce huis clos. Là où la halle n’est pas entourée de murs en briques, la lumière éblouissante qui vient de l’extérieur empêche de voir clair.
Ce qui rend ce film si déchirant, si inquiétant, ce sont les longues secondes d’attente et de silence absolu. Chaque matin, on observe le bonhomme se dresser fièrement et plein d’espoir que cette fois-ci des clients viendront, mais, chaque fois, le désillusionnement suivra peu après : déprimé, il baisse les yeux, baisse les bras.
Ce qui rend la situation encore plus misérable, ce sont les petites malhabiletés du protagoniste. Perdu devant ses fruits aux couleurs si vivantes qu’elles tranchent sur l’existence grise de leur vendeur, le monsieur s’appuie brièvement sur la table provisoire qui, trop instable, s’effondre. Interdit, il observe le désordre pendant de longues secondes. Ce n’est qu’après ces longues secondes qu’il décide de ramasser ses affaires pour rentrer.
En dépit de cette maladresse – soulignée par le mouvement forcément « haché » de la poupée –, le vieux marchand fait preuve d’une tendresse énorme lorsqu’il touche ses produits. Quand on le regarde « caresser » doucement les balles d’étoffes ou danser seul – des larmes aux yeux – avec deux paires de chaussures « vides », on s’aperçoit que pour lui ce ne sont pas des marchandises anonymes. Son regard les anime. Son regard transforme l’étoffe déroulée en un tapis volant et la paire de chaussures en une partenaire de danse.
Quel magnifique exemple de la force de l’imagination qui lui permet de quitter son quotidien morne et de voyager dans n’importe quel paradis? L’ouverture annoncée par le titre du court métrage n’est certainement pas à trouver dans la réalité concrète du bonhomme. L’ouverture est à chercher dans sa tête.
Or, chaque jour passé dans cette solitude lui fait perdre un peu plus de lui-même. En offrant ses produits, le vieux monsieur offre une partie de lui. Constatant que le monde ne veut plus de ses produits, le marchand constate qu’on ne veut plus de lui. Quand même son cœur pulsatif rouge sang qu’il s’est arraché de la poitrine sans ciller n’attire pas de clients, il disparaît pour de bon.
Offrir son propre cœur à autrui et se rendre compte que la personne aimée n’en veut pas ou plus, tel est également le thème central du quatrième court métrage. Produit par la jeune réalisatrice et illustratrice (née en 1987) Céline Devaux, Gros chagrin relate le chagrin d’amour de Jean après sa séparation de Mathilde.
Depuis la rupture, Jean noie sa tristesse dans l’alcool et se replie sur lui-même dans l’appartement vide. Pour lui, tout est gris depuis le départ de Mathilde, la fille au pull rouge qui a mis de la couleur dans sa vie : « Now the city is grey, the city is dead » (« Maintenant la ville est grise, la ville est morte »). Y correspondent les dessins en noir et blanc qui alternent avec des scènes tournées en couleur avec de vrais acteurs. Le message est clair : le passé égale la vie, le présent, la mort.
À sa fête d’anniversaire, ses amis lui offrent des dictons et des conseils peu utiles (« Ça va passer, tu verras », « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort », « Fais yoga »…). Perdu dans son apitoiement, Jean ne se rend pas compte de leur présence. Leurs voix : des bruits sourds qui ne l’atteignent plus. Depuis la séparation, Jean se sent immobilisé, alourdi comme une pierre par le poids du passé, écrasé, l’ombre de lui-même. Devaux illustre avec brio tous ses sentiments :
Comme si souvent, la rupture est représentée comme une césure dans la vie du protagoniste. Avant, les êtres humains étaient « complets » et en chair et en os. Après, ils ne sont plus que des bonshommes en noir et blanc, des silhouettes vides, ou alors – aliénation totale – des membres disloqués. Le sexe : plus rien qu’un acte physique entre deux hanches.
Devaux maîtrise la technique de l’hybridité. Elle mélange le présent et le passé, le film et le dessin animé, sans provoquer la confusion de son public. Autre astuce à mentionner : à l’aide de taches noires qui, comme sur les vieilles photos ou dans les vieux films, apparaissent dans les images « réelles » – la tête de Jean reposant sur les genoux de Mathilde –, la réalisatrice rappelle que la scène appartient au passé et à la mémoire subjective de Jean qui lui ne veut plus voir certains moments de ce dernier week-end passé ensemble, car c’est pendant ce week-end que le couple s’est séparé.
Mais les taches noires indiquent aussi tout ce qui, dans leur relation, était « pourri » et qui a finalement contribué à rendre impossible de maintenir l’image du couple parfait : « It’s like you love somebody else. The person you imagined when we met. Now you’re disappointed, and sad you’re disappointed. » (« C’est comme si tu aimais quelqu’un d’autre. La personne que tu as imaginée quand on s’est rencontrés. Maintenant tu es déçue et triste de l’être. »)
Réalisé à l’encre sur papier par la cinéaste, animatrice et bédéiste franco-canadienne Éléonore Goldberg, Mon yiddish papi raconte – tout comme les deux autres films, mais peut-être de manière plus classique – une situation de deuil.
Une jeune femme rate le dernier appel de son grand-père. Après sa mort, elle se rappelle une promesse pas encore tenue : celle de léguer aux futures générations son histoire de résistant juif à l’époque du 3e Reich en France. Le thème de la filiation est d’ailleurs excellemment repris par la présence concrète de « fils » dans ce court métrage, et ceci dès le début : le fil du téléphone et le fil de la perfusion symbolisent, par exemple, le rapport extrêmement fragile entre la vie et la mort.
Là aussi, il est question d’une « animation ». Cette fois-ci, c’est la mission posthume qui donne une nouvelle raison d’être à la petite-fille, bouleversée de ne pas avoir entendu le dernier message de l’aïeul. Ceci l’amène à repasser dans sa tête les anciennes conversations avec lui et la création d’une BD – sans doute la base de Mon yiddish papi – lui permet d’établir, dans la fiction, un dernier dialogue avec le défunt ayant échappé, à 19 ans, à la fouille des nazis à Paris, en se cachant dans l’appartement familial : « Tu as 19 ans. Ce jour-là tu es devenu résistant. »
Tout comme dans Gros chagrin, Mon yiddish papi nous fait comprendre que la mémoire n’est pas un simple rapport des faits. Elle est subjective. Ainsi, en dressant le portrait de son grand-père à l’encre, la petite fille Goldberg apporte une couche supplémentaire aux images dont elle se souvient encore. Celle du propre questionnement : « Je me demande ce que j’aurais fait à ta place. »
Très intéressant, d’ailleurs, le fait d’avoir choisi l’encre comme instrument pour ses dessins. Serait-ce une subtile référence à la volatilité de la mémoire? En tout cas, Goldberg a réussi à fixer celle de son grand-père.
Voilà : cinq courts métrages très différents par leur réalisation technique, mais qui d’une manière ou d’une autre reprennent chacun l’idée de la mémoire et celle d’une « animation » de nos esprits. Impossible de dire lequel est le meilleur…
© 2023 Le petit septième
Le minimalisme de Out in the open, la lenteur du film, les gestes répétitifs du vieil homme, sa solitude, son isolement du monde dans un entrepôt impersonnel rendent l’ensemble très touchant, infiniment triste. Un court métrage à voir absolument, qui en dit beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons.