Comme le feu - Une

Comme le feu — Une œuvre dense et contemplative, entre dualité et isolement

« They shut me up in Prose –
As when a little Girl
They put me in the Closet –
Because they liked me ‘still’ – »
Emily Dickinson 

Comme le feu - Affiche

Dans Comme le feu, Philippe Lesage livre une œuvre profondément introspective, où l’isolement devient le théâtre de tensions humaines et de l’éclatement des modèles traditionnels. Dès les premières images, le film installe une atmosphère contemplative : une voiture traverse lentement une route déserte, avant que ses passagers ne poursuivent leur voyage en hydravion, s’enfonçant encore davantage dans un univers coupé du monde. Ce retrait géographique agit comme un miroir des conflits intérieurs des personnages, exacerbant frustrations et désirs inassouvis.

Avec ce quatrième long-métrage, Lesage interroge les figures d’autorité, le rôle des adultes et les rapports intergénérationnels. « Les modèles ont éclaté, ils se sont dissous, ne répondent plus aux attentes », affirme-t-il. En déconstruisant les structures sociales traditionnelles, il propose une réflexion urgente sur la nécessité de réinventer ces cadres, tout en explorant la quête d’une flamme intérieure qui, malgré les désillusions, permet de se préserver.

La dualité au cœur des interactions humaines

L’histoire s’articule autour de Jeff (Noah Parker), un jeune homme sensible et rêveur, invité par son ami Max (Antoine Marchand-Gagnon) à passer quelques jours dans un vaste domaine isolé en pleine forêt, propriété du réalisateur Blake Cadieux (Arieh Worthalter). Ce séjour nourrit chez Jeff de grandes attentes : rencontrer un artiste qu’il admire profondément et passer du temps avec Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré), la sœur aînée de Max, dont il est secrètement amoureux. Cependant, ce cadre prometteur se transforme rapidement en un espace de confrontation. La forêt sauvage et la maison imposante deviennent des lieux où les rêves d’une jeunesse en quête de liberté se heurtent aux égos blessés des adultes.

Comme le feu - La dualité au coeur

Lesage excelle dans la mise en lumière des tensions humaines. Albert (Paul Ahmarani), scénariste en panne d’inspiration, et Blake incarnent deux pôles opposés d’une dynamique où les frustrations éclatent lors de dîners filmés en plans-séquence. Ces scènes, où la violence verbale remplace une violence physique latente, révèlent des rapports de pouvoir complexes et des désirs refoulés.

Dans ce microcosme étouffant, Aliocha s’impose comme une figure lumineuse et émancipatrice. Portant un prénom masculin, une référence à l’un des frères Karamazov de Dostoïevski, elle est à la fois l’enjeu des tensions patriarcales et un symbole de liberté. À travers ses écrits et ses moments de légèreté, comme une danse libératrice sur Rock Lobster des B-52’s, elle revendique une existence affranchie des attentes imposées par le regard masculin. Le poème d’Emily Dickinson qui conclut le film renforce son rôle en tant que souffle d’air frais et de résilience dans un monde fracturé par les luttes de pouvoir.

Jeff, quant à lui, incarne la vulnérabilité et l’observation. Admirant Albert comme une figure tutélaire, il se confronte rapidement à la désillusion : les mentors, tout comme les figures parentales, s’avèrent faillibles, leurs blessures contaminant les plus jeunes. 

Cette dynamique met en évidence l’obsolescence des modèles sociaux et ouvre une question essentielle : que reste-t-il lorsqu’il n’y a plus rien à apprendre de ceux censés guider?

La nature et l’isolement : miroirs des luttes intérieures

La nature sauvage du Québec occupe une place centrale dans le film, devenant un véritable personnage à part entière. À la fois refuge et menace, ses vastes forêts et paysages indomptés reflètent les états émotionnels des protagonistes, tout en renforçant leur isolement géographique et psychologique. Ce huis clos à ciel ouvert amplifie les tensions et fragilités des personnages, créant un espace propice à l’exacerbation de leurs conflits intérieurs.

Comme le feu - La nature et Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré)
Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré)

Cet isolement agit comme une métaphore des quêtes personnelles. Alors que les jeunes tentent de se définir, leurs interactions mettent en lumière des frustrations profondes et une difficulté à se libérer des modèles oppressants qui les contraignent. Une scène marquante, où une promenade en kayak vire au drame, symbolise cette confrontation entre l’homme et les éléments. La nature, indifférente et imposante, devient alors un miroir des limites humaines et des luttes intérieures. Inspiré par Tarkovsky et les écrits contemplatifs d’Emily Dickinson, ce traitement confère au film une résonance universelle, rappelant que l’homme n’est qu’un fragment d’un tout bien plus vaste. Cette vision s’appuie également sur l’héritage de Délivrance de John Boorman, où la nature agit comme le théâtre d’une lutte viscérale révélatrice des tensions humaines.

L’univers visuel du film, sublimé par la collaboration entre Philippe Lesage et Baltazar Lab, renforce cette dualité entre le grandiose et l’intime. Par ses mouvements de caméra fluides, ses compositions soignées et ses jeux subtils de lumière, Lab traduit avec précision les émotions des personnages. La forêt, vaste et énigmatique, devient une extension des tourments intérieurs, tandis que les espaces confinés accentuent les tensions inexprimées.

Ce langage visuel, soigneusement élaboré, transcende la simple narration. Les longs travellings, la lumière travaillée et les cadrages méticuleux créent une esthétique immersive et poétique. Chaque plan devient un tableau chargé d’émotions, offrant une expérience à la fois contemplative et viscérale, où l’image résonne comme un écho des luttes intérieures des protagonistes.

Intemporalité et ambiguïté : une narration cyclique

Un des aspects les plus fascinants de Comme le feu réside dans son intemporalité. La structure narrative circulaire, où le film débute et se termine sur des plans évoquant un départ et un retour, confère une dimension cyclique à l’histoire. Aliocha, dont le regard clôt le récit, incarne la transition entre innocence et maturité imposée, soulignant que les blessures et apprentissages s’inscrivent dans un cycle infini.

Comme le feu - Intemporalité

Lors de notre entretien, Lesage explique : « L’utilisation des téléphones vieillit mal à l’écran. » Cette remarque révèle son intention de brouiller les repères temporels. Si l’esthétique du film évoque les années 70 parfois 80, certains détails, tels que la mention d’un ordinateur dans le récit, ancrent les personnages dans une époque plus contemporaine. Cette ambiguïté volontaire ajoute une profondeur supplémentaire au récit, reflétant l’universalité des thèmes explorés.

Une exploration qui invite à poursuivre la réflexion

Philippe Lesage adopte une approche libre et intuitive dans sa réalisation, privilégiant la spontanéité à la rigidité d’un storyboard. « Je n’utilise pas de storyboard et je préfère laisser place à l’improvisation aux comédien.nes lorsque l’on tourne les scènes », m’explique-il en entrevue. Ce parti pris offre une grande liberté aux interprètes, favorisant des dialogues et des interactions plus spontanés. Chaque scène prend vie de manière organique, tout en s’inscrivant harmonieusement dans les thématiques et l’orientation narrative du film.

Comme le feu - Une exploration

Avec cette méthode ouverte, Lesage laisse émerger une intensité émotionnelle brute, invitant le spectateur à se perdre dans les silences, les regards et les sous-entendus. Cette liberté créative, loin d’être un renoncement au contrôle, confère à l’œuvre une authenticité singulière. Une œuvre qui, à travers son imperfection maîtrisée, célèbre la puissance du moment présent et la beauté du hasard créatif.

Sa réflexion, « l’art, la littérature, et le cinéma nous sauvent », trouve une résonance particulière dans le parcours d’Aliocha, une jeune femme qui fait de la création un refuge face aux désillusions. En confrontant ses personnages à l’effondrement des cadres sociaux et à des luttes intérieures intenses, le cinéaste invite à réfléchir sur l’émancipation individuelle et les rapports de force intergénérationnels.

Toutefois, son rythme contemplatif et son esthétique exigeante peuvent parfois maintenir le spectateur à distance, entre fascination et détachement émotionnel. Plutôt que de livrer des réponses, l’œuvre ouvre des questionnements et pousse à embrasser le doute. Elle suggère qu’au cœur des tensions et de l’effondrement, peuvent émerger des formes de reconstruction inattendues. 

Une invitation à poursuivre ce dialogue, bien au-delà de l’écran.

Recommandation

L’un des films préférés du moment de Philippe Lesage :

  • Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson (1971)

Bande-annonce  

Fiche technique

Titre original
Comme le feu
Durée
161 minutes
Année
2024
Pays
Québec (Canada)
Réalisateur
Philippe Lesage
Scénario
Philippe Lesage
Note
7 /10

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Fiche technique

Titre original
Comme le feu
Durée
161 minutes
Année
2024
Pays
Québec (Canada)
Réalisateur
Philippe Lesage
Scénario
Philippe Lesage
Note
7 /10

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