« When I arrived 25 yeaes ago, there were 30 000. »
[Lorsque j’ai emménagé ici, il y a 25 ans, j’en avais 30 000.]
La bibliothèque privée d’Umberto Eco était un monde en soi : plus de 30 000 livres contemporains et 1 500 volumes rares et anciens. Avec l’aide de sa famille, Davide Ferrario décrit un lieu unique et tente de saisir et de représenter l’idée universelle chère à Eco d’une bibliothèque en tant que « mémoire du monde ».
Avec Umberto Eco – La biblioteca del mondo, Davide Ferrario nous raconte la bibliothèque, les passions, l’immensité de la mémoire, de la curiosité sans limites, du sens de l’humour et de l’ironie qui caractérisaient le grand penseur italien. Il nous présente aussi le concept d’« encyclopédie » comme éducation globale; et la passion pour un savoir ouvert si cher à Eco.
À la base, le film de Davide Ferrario devait porter sur la bibliothèque en elle-même. Mais il a rapidement réalisé deux choses : ce serait franchement ennuyant, et la notion de bibliothèque présentée par Eco était tellement pertinente et intéressante, que le film devait mélanger les deux. Et c’est exactement ce que l’on retrouve dans ce film.
Je connaissais Umberto Eco en tant qu’auteur et qu’intellectuel. Comme la plupart des gens, j’imagine. Mais l’homme? Voilà la force de ce documentaire : présenter l’homme derrière l’intellectuel.
Le long métrage est rempli de magnifiques citations et phrases prononcées par Eco. J’ai gardé celle-ci :
« Tutto quello che circola viene registrato e noi sapendo che ha registrato non sentiamo più bisogno di ricordarlo. » [Tout ce qui circule est enregistré et, sachant que cela a été enregistré, on n’éprouve plus le besoin de s’en souvenir.]
On y voit l’intellectuel, le penseur qu’était cet homme. Il était clairement un visionnaire, car cette phrase n’a pas été prononcée en 2023 (il est mort en 2015), mais plutôt au début des années 2000, alors que l’Internet n’était pas ce qu’il est maintenant.
On découvre aussi l’homme qui ne se voyait probablement pas au-dessus des autres. Contrairement à une très grande majorité d’intellectuels, Eco ne rejetait pas la valeur des autres écrits. Pour preuve, sa bibliothèque comprenait des livres fondamentaux, oui, mais aussi le genre de choses qu’on ne s’attend pas à trouver là, tel que des œuvres sur la magie, le cabalisme, la sorcellerie. Eco a tout dévoré, y compris les romans qu’il avait juré de ne jamais écrire, jusqu’à cette année fatidique de 1980 où il donna au monde Le Nom de la Rose. Il explique même avoir lu des romans à l’eau de rose et d’y voir une valeur.
Je vais maintenant me permettre une citation provenant du réalisateur :
« … il est devenu clair que toute la sagesse d’Eco provenait des livres de la bibliothèque. Nous avons donc découvert des idées avancées il y a 20 ans qui étaient incroyablement à long terme. Par exemple, ses réflexions provocatrices sur Internet : il a déclaré que lorsque le partage d’une “encyclopédie communément acceptée” échoue, le Web pourrait donner naissance à 6 milliards de vérités privées, où chacun ne croit que ce qu’il veut croire. C’est à peu près ce que nous avons vu se produire avec l’utilisation généralisée des fausses nouvelles, de sorte qu’il devient presque impossible de partager la même idée de la réalité telle qu’elle est. »
Davide Ferrario
Comme quoi l’ouverture d’esprit devrait être mieux propagée dans la communauté intellectuelle.
Biennale d’art de Venise. Petit à petit, de l’idée très simple de filmer la bibliothèque avant qu’elle ne soit donnée à l’État italien et donc déplacée de son emplacement d’origine, est né le projet de réaliser un long métrage documentaire : non seulement pour décrire un lieu extraordinaire, mais aussi pour expliquer l’histoire d’Eco, soit l’idée et sentiment de la bibliothèque comme « mémoire du monde ».
Personnellement, j’adore les bibliothèques. L’odeur du papier et de l’encre qui se mélange à la poussière me rendent nostalgique, curieux et étrangement absorbé. Certaines bibliothèques sont tout simplement spectaculaires. Celle d’Umberto Eco l’était à sa manière. Pouvez-vous seulement imaginer ce que représente une bibliothèque de plus de 35 000 livres? C’est plus que ce que possèdent beaucoup de « vraies » bibliothèques.
Ferrario profite donc du sujet central pour montrer des images de la bibliothèque de l’auteur italien. Des images sublimes et impressionnantes. Il montre aussi, vers la fin du documentaire, d’autres bibliothèques, gardiennes du savoir. Parmi celles que l’on peut voir, mentionnons la Biblioteca Reale de Turin, la Biblioteca Comunale d’Imola et la Bibliothekssaal Kloster Wiblingen d’Ulm en Allemagne. Tous des lieux magiques.
Le réalisateur italien a aussi réussi quelque chose d’étonnant en réussissant à intégrer des entrevues des proches d’Umberto Eco sans que ça devienne un film d’entrevues en « têtes parlantes ». Ce genre d’entretien devient rapidement rébarbatif et ennuyant. Mais Ferrario a minutieusement choisi les lieux où ses invités seraient installés. Presque chaque personne se retrouve ainsi placée dans une bibliothèque – soit celle d’Eco, soit ailleurs en Italie – afin de garder en mémoire que le film est, à la base, une réflexion sur la valeur d’une bibliothèque à titre de mémoire du savoir.
Le documentariste a donc filmé Renate, la veuve, Carlotta et Stefano, la fille et le fils, mais aussi les petits-fils; et même la petite-fille de 8 ans qui participe, utilisant la bibliothèque comme terrain de jeu. Il présente ainsi la bibliothèque non seulement comme une archive, mais comme un être vivant, un lieu de vie.
Avec Umberto Eco : La bibliothèque du monde, le réalisateur nous offre un documentaire en format très classique qui malgré cela est une œuvre importante, passionnante et simplement inévitable pour quiconque se questionne sur ce qu’est le savoir en tant que concept.
Umberto Eco : La bibliothèque du monde est présenté au FCMS les 12 et 14 avril 2024.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième