« Si tout relève de notre création, ce qu’il y a sous nos yeux existe-t-il? »
Le Nord est partout solitaire. Ici, tout est le Nord. Ceci est un compte-rendu des personnes que j’ai rencontrées dans le Nord. Cependant, ma mémoire est fragmentée et ne saisit absolument pas l’essentiel. Maintenant, je commence à me demander si mes efforts n’étaient pas vains. J’obtiens juste la reconnaissance occasionnelle de l’existence du monde à travers une douleur sourde qui change de forme petit à petit.
En mélangeant plusieurs médiums et techniques d’animation, Koji Yamamura est parvenu à créer un monde véritablement unique. À travers le film, il construit un système de symbole cohérent qui nous permet, malgré l’apparente volatilité du récit, de sentir une certaine progression.
Perché en haut d’une table, affaissé à l’ouvrage, un écrivain tente de reconstituer ses souvenirs d’un voyage. Le paysage apocalyptique peuplé de figures énigmatiques qui l’entourent nous laisse croire que nous avons déjà franchi le seuil du réel pour mieux entrer dans le monde de l’imaginaire.
Dans ce récit fragmentaire, cette prémisse est le seul point de repère. Le reste du film se déploie sous forme de scènes allégoriques à l’imagerie évocatrice qui sont graduellement décortiquées. Cette structure provient probablement de la forme initiale de l’histoire, celle-ci ayant d’abord pris vie à travers des textes et écrits de Yamamura publiés dans le quotidien japonais Bungaku-Kai. C’est un premier projet à plus long déploiement pour le cinéaste qui s’est déjà fait connaître à travers ses nombreux courts-métrages primés. En constatant que Yamamura n’était accompagné que de deux animateurs et d’une assistante pour le visuel du projet, on peut dire qu’il est un véritable homme-orchestre.
Le film est patient et nous demande l’être. Pour apprécier Pléthore de nords, il faut se laisser dériver, accepter de ne pas tout comprendre. Les tableaux allégoriques se dévoilent lentement et les intertitres, plutôt que de fournir des réponses, ne font que susciter de nouvelles réflexions. Par exemple, un cadavre de lapin géant qui est aspiré dans un tube. Un peu plus tard, on le retrouve couché sur un toit. Le bandage qui lui entoure le cou se déploie jusqu’aux yeux d’un homme perché à la bordure d’un gratte-ciel dans un équilibre fragile. « Pour voir, il doit dévoiler sa blessure et sauter ».
Il a des impressions, des personnages récurrents, des phrases qui nous en disent un peu plus, mais rien de concret à quoi nous raccrocher, et tant mieux. C’est ainsi que l’on entre dans un autre niveau de conscience, que l’on s’abandonne à la dérive onirique.
Malgré l’atmosphère anxiogène, quelques moments plus cocasses viennent parfois ajouter une touche d’humour inattendu. Ainsi, un silence accompagné d’une phrase poétique est interrompu par le « Taratatam » rythmique de créatures instrumentales. Ces moments sont appréciés pour l’effet d’apaisement momentané qu’ils provoquent, mais ne sont malheureusement pas assez récurrents pour contrebalancer la lourdeur de cet univers.
En mélangeant plusieurs médiums et techniques d’animation, Yamamura est parvenu à créer un monde véritablement unique. Ce qui frappe d’abord, c’est la texture du graphite qui prend vie dans un effet de croquis constant.
Malgré l’environnement parfois chaotique, les éléments animés sont souvent isolés, ce qui permet, non seulement, de diriger le regard, mais qui crée surtout une impression de stagnation tout en cohérence avec l’idée d’un souvenir diffus. En outre, les textures de l’image sont toujours en mouvement dans une turbulence évoquant un mauvais rêve.
Par la suite, même si cela peut sembler mineur, la traduction des intertitres est intégrée directement dans le film plutôt que seulement dans les sous-titres, ce qui contribue à une immersion plus complète. Cela nous permet d’observer à la fois les textes en français et les caractères japonais.
Le seul élément esthétique plus détonant est l’ajout de textures numériques. Celles-ci ressortent tellement par rapport aux dessins organiques du graphite qu’elles en deviennent presque une rupture de ton. Par contre, cela ne vient pas pour autant nuire à l’expérience de ce voyage puisque leur utilisation est limitée.
Du côté du son, on retrouve la même attention pour les textures et les couches. Les bruits industriels se mêlent aux sons de la nature, créant un effet de dissonance. En contraste, la trame musicale est plus souvent joviale et instaure un rythme qui dynamise le récit.
À travers Pléthore de nords, Koji Yamamura construit un système de symbole cohérent qui nous permet, malgré l’apparente volatilité du récit, de sentir une certaine progression, une impression que quelque chose se bâtit. Après avoir parcouru les contrées de l’imaginaire, on nous ramène sur terre en s’attardant à quelque chose de concret : la lune. Cet astre immuable nous rassure, il nous permet de reprendre pied dans ce qu’il y a de plus concret : le ici et maintenant.
Pléthore de Nords est présenté aux Sommets du cinéma d’animation, du 10 au 15 mai 2022.
Bande-annonce
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