« J’ai vécu deux ans dans la rue à Vancouver à cause de problème de drogue. J’étais content quand des personnes s’arrêtaient et me demandaient comment j’allais. Aujourd’hui je fais pareil. »
Un bénévole de Sage Clan
Nous terminons le Hot Docs qui décidément a réservé de bien belles surprises! Aujourd’hui : le primé Kímmapiiyipitssini: The Meaning of Empathy.
Le film fait partie des deux longs métrages de l’ONF qui ont été sélectionnés cette année au Hot Docs. Grand succès : Elle-Máijá Tailfeathers a remporté le Prix de la meilleure réalisatrice canadienne émergente (Emerging Canadian Filmmaker Award) pour son documentaire Kímmapiiyipitssini: The Meaning of Empathy. Le jury du Hot Docs a récompensé son travail méticuleux et engagé en forme d’investigation sur les terres de la Première Nation Kainai, dans le sud de l’Alberta, minée par les dégâts liés à la consommation de drogue et d’alcool.
Retroussant ses manches, apparaissant à l’image et dans le son, elle prend à bras le corps ce fléau social et livre un film passionnant respirant la vie, ponctué de part et d’autre par un commentaire structuré en guise de fil rouge. Elle-Máijá Tailfeathers a pris plusieurs casquettes dans son film : narratrice, cinéaste et investigatrice. Elle est aussi la fille de la médecin, l’un des personnages principaux, qui fait face à la crise des opiacés laissant, nous dit-elle, beaucoup d’enfants sans parents.
La réalisatrice débute son enquête dans un centre de santé proposant des programmes innovants pour les populations autochtones touchées par l’addiction aux drogues notamment au fentanyl. Un film d’animation didactique est intégré alors au documentaire pour expliquer la différence entre l’abstinence et la tolérance. Comme l’abstinence ne fonctionne pas sur tous les individus, il devient très utile de sécuriser l’usage de stupéfiants en fournissant seringues et antidotes contre les overdoses (la naloxone). Bien sûr, cela n’est pas du goût de tout le monde, notamment des politiciens, et on apprendra à la fin du film que le gouvernement conservateur de l’Alberta a fermé en août 2020 une section du centre Arches qui donnait aux consommateurs des kits de survie et de prévention. Cette fâcheuse décision semble avoir entraîné depuis une augmentation sensible des overdoses.
Film sur les personnes aidées, Elle-Máijá Tailfeathers jongle entre deux histoires reliées par l’addiction et des parcours communs pour s’en sortir. Il y a d’abord l’histoire de Mariah, très jeune mère toxicomane vivant chez sa mère Lori, ancienne toxicomane qui décide de contrôler sa dépendance en prenant un substitut lui permettant de s’insérer dans la société et sur le marché du travail. Cette famille touchée à toutes les générations par la drogue rappelle que les enfants sont les victimes les plus vulnérables en reproduisant le modèle familial.
Aux premières loges, en termes d’information grâce à son projet de film et avec une générosité débordante pour sa communauté, la cinéaste est active dans la prévention et convainc le copain héroïnomane de Mariah de rendre visite à sa mère médecin afin d’avoir une prescription pour ce substitut miracle. La caméra les suit à ce rendez-vous médical. Ce ne sera pas la dernière fois où nous aurons l’occasion de voir la mère et sa fille cinéaste associer leurs efforts, leurs compétences, pour le bien de leur communauté.
Il y a ensuite l’histoire de Leah et George, couple d’alcooliques attachants, usés par les abus, qui décident d’intégrer une cure de désintoxication. La réalisatrice les conduit dans le centre, puis retourne les voir pour prendre de leurs nouvelles, matérialisant ainsi sa volonté sincère de prendre part tout comme les bénévoles à l’amélioration de l’existant. Sensibiliser, donner la parole aux sans voix et aux fantômes de la société, tel est le projet souterrain et salvateur de Kímmapiiyipitssini: The Meaning of Empathy.
Film sur les aidants, Elle-Máijá Tailfeathers nous fait découvrir le travail d’organismes et de bénévoles engagés pour sauver des vies et aider les gens dans le besoin. L’un de ces collectifs, Sage Clan, nous embarque au cours d’une de ses patrouilles de nuit. Scène fascinante, les personnes, équipées de lampes de poche, scrutent les rues et les recoins pour s’assurer qu’aucune personne n’est en danger. Avant et après chaque service, le groupe forme un cercle et le chef chante sous les signes de la spiritualité et de la communion au sein de la Première Nation Kainai.
Le film oppose intelligemment la portée de ce type d’engagement social et ses gestes altruistes avec la difficulté rencontrée pour de nombreuses victimes de se rendre facilement à un centre de désintoxication et aux rendez-vous éloignés de leur lieu de vie pour rencontrer des conseillers et médecins de famille. Cette organisation bureaucratique et déphasée nuit sans doute à l’éradication du fléau et il faut reconnaître ici le grand mérite du film d’identifier les points perfectibles du système de santé réservé aux Autochtones.
La cinéaste creuse du côté de l’origine de ce fléau de la drogue et livre une analyse pertinente, précieuse et courageuse en liant le passé colonial du Canada aux générations actuelles autochtones embourbées, pour beaucoup, dans la misère sociale et les addictions, après s’être frottées à la culture euro-canadienne et aux écoles résidentielles.
C’est l’histoire de George en tout cas. Il a été enlevé de sa famille et placé dans une de ces écoles qui l’a détruit au nom de l’assimilation. L’extrait du documentaire de l’ONF, Circle of the Sun, réalisé en 1960 par Colin Low, le montre alors jeune garçon, posant fièrement à côté de son père, chef de la communauté, avant son entrée dans le pensionnat. La confrontation des temporalités différentes, entre George avant, entouré et protégé par les traditions et sa famille, et George après, abîmé par les abus, mêlés à une vie de sans-abri, donne une image morale presque métaphorique au film : la pureté contre l’impureté, le sacré contre le profane, les coutumes contre la légende.
Elle-Máijá Tailfeathers rappelle alors en voix off la construction du Canada sous l’angle de la Confédération des Pieds-Noirs : l’extermination des bisons, les morts dus au changement de mode de vie, la déstabilisation des communautés et de leurs racines, les tentatives d’assimilation par la force, le dépouillement des terres, la loi sur les Indiens régissant les affaires autochtones et privant de ce fait certaines libertés… Ce discours critique suggère adroitement le lien de causalité entre l’institutionnalisation d’un nouveau pays et le péril causé sur les Premières Nations. Cela insuffle au film une portée universelle en forme de leçon de vie pour l’humanité.
Sur plusieurs mois, au fil des saisons, la cinéaste tisse des liens forts et sensibles sur le terrain en embarquant dans son projet un riche panel de personnes aidées et aidantes. Sur les plaines de l’Alberta du sud, les Rocheuses se dressent en arrière-plan, telle une carte postale qui permet de se souvenir d’où vient cette souffrance, ce fléau à combattre, là-bas sur les terres des Kainai, si loin de nous, mais désormais si proche grâce à l’œuvre de Elle-Máijá Tailfeathers.
Note : 8,5/10
Bande-annonce
Titre original : Kímmapiiyipitssini: The Meaning of Empathy
Année : 2021
Pays : Canada
Durée : 124 minutes
Réalisation : Elle-Máijá Tailfeathers
Scénario : Elle-Máijá Tailfeathers
© 2023 Le petit septième