« Je pense que un des grands défis qu’on a l’humanité pour le 21e siècle, ça va être celui d’essayer de ralentir » -Michel Lemieux
« Le plus commun des exercices des Romains, c’est se promener par les rues; et ordinairement l’entreprise de sortir du logis se fait pour aller seulement de rue en rue sans savoir ou s’arrêter », disait Michel de Montaigne dans le journal de son voyage en Italie en 1581. Les cités européennes, à tout le moins leurs centres, ont généralement conservé l’aménagement urbain qui permettait une appréhension de l’espace à hauteur d’homme, avec leurs rues et ruelles étroites et leurs édifices de quelques étages desquels seules les églises dépassaient.
L’organisation urbaine de l’Amérique du Nord, parce qu’issue d’une histoire plus récente, a été davantage marquée par l’industrialisation. Les voitures, les autoroutes, les gratte-ciels : la pandémie de COVID-19 a montré que les centres-villes ainsi aménagés, bien qu’ils illustrent la suprématie de l’homme sur l’environnement, ne permettent pas un rapport tangible de l’homme à son espace de vie. Avec Cité Mémoire, les artistes Michel Lemieux et Victor Pilon tentent de nous inciter à réviser notre expérience de la ville.
Au cœur de Cité Mémoire, réalisé par Janice Zolt et Sylvie van Brabant, plane au-dessus de la ville pour nous révéler le travail impressionnant des créateurs de cette œuvre urbaine. À travers leurs projections géantes, des personnages du passé émergent des murs de pierres du Vieux-Montréal pour nous captiver avec leurs histoires émouvantes.
C’est à l’occasion du 375e anniversaire de la ville de Montréal que les artistes Michel Lemieux et Victor Pilon, qui travaillent ensemble depuis 1990, ont l’idée de créer un parcours de projection à travers le Vieux-Montréal qui permettrait d’illustrer l’histoire de Montréal sur les murs qui l’incarnent. Le résultat est le plus grand parcours de projections au monde avec ses 24 tableaux gigantesques qui prennent vie grâce à la magie de l’hologramme sur les murs des bâtiments témoins d’une autre époque.
Michel Lemieux et Victor Pilon sont des artistes multidisciplinaires qui ont entremêlé au cours de leur carrière les arts visuels et les arts de la scène. D’aucuns ont probablement pu voir La dissolution de Lady Macbeth, une œuvre numérique commandée à Lemieux par le Musée des beaux-arts de Montréal pour ouvrir Couturissime, l’exposition sur le couturier Thierry Mugler qui a eu lieu en 2019. Personnellement, j’ai été complètement absorbée par l’hologramme créé autour du costume de Lady Macbeth que Mugler avait conçu pour La Comédie-Française.
Pour Cité Mémoire, Lemieux et Pilon se sont associés au dramaturge Michel-Marc Bouchard, qui a participé à la scénographie mais qui a aussi écrit le scénario accompagnant chacune des stations, que le visiteur peut écouter grâce à l’application pour téléphones intelligents prévue à cet effet. Les 24 tableaux sont inspirés de faits marquants de l’histoire, mais aussi de faits divers ou de tranches de vie des habitants de la ville. Les créateurs ont souhaité inscrire ces épisodes dans le monde contemporain et leur donner une résonance dans le contexte actuel. Un tableau imbrique par exemple l’histoire de l’esclave noire Marie-Josèphe Angélique en 1734 à celle du joueur de baseball Jackie Robinson en 1946 pour illustrer la longue lutte pour l’équité raciale qui fait aussi partie de l’histoire de Montréal. Le documentaire présente cet amalgame avec brio.
Au cœur de Cité Mémoire est un film un peu décousu, qui saute d’un élément à l’autre, d’un tableau à l’autre, mais qui remplit parfaitement l’objectif qu’il poursuivait de valoriser l’œuvre multimédia. Au final, la structure du documentaire reflète peut-être justement celle du cheminement du visiteur qui, doté de son téléphone, peut effectuer les différents parcours proposés par l’application, mais qui peut aussi se balader d’une œuvre à l’autre selon son propre trajet dans la ville. Parce que, rappelons-le, c’est aussi ça l’objectif de Cité Mémoire : transformer l’expérience vécue de l’habitant dans sa ville. Et le documentaire s’attarde particulièrement à l’importance pour les artistes de prendre en considération le lieu d’intégration dans la création des œuvres.
Je ne surprendrai personne en disant que les œuvres multimédia projetées sur les paysages naturels ou bâtis sont très populaires de nos jours. Il n’est pas l’idée ici de critiquer ces initiatives spectaculaires et grand public. Elles sont à mon avis un excellent moyen de valoriser le patrimoine et de susciter un intérêt pour la culture chez des publics qui n’y auraient pas été amenés autrement. Néanmoins, ma plus grande critique envers ces initiatives est généralement qu’elles offrent du spectaculaire sans égard au patrimoine qu’elles sont supposées mettre en valeur.
Je pense par exemple à Aura, l’expérience sons et lumières conçue par Moment Factory pour la Basilique Notre-Dame. Les mêmes projections auraient pu être insérées dans un lieu différent que cela n’aurait pas été dissonant tellement elles semblaient peu pensées en fonction de l’espace sacré qui les accueillait. Je n’aurais pas proposé de faire un spectacle religieux et prosélyte, mais plutôt de mettre en scène des projections qui donneraient à voir au néophyte le fonctionnement d’un tel lieu et son importance patrimoniale. Je propose de ne pas travestir la nature de l’objet pour créer une expérience sensationnaliste.
Au cœur de Cité Mémoire montre comment la réflexion artistique de Lemieux et Pilon part plutôt de l’espace urbain montréalais lui-même. Le tableau de Marie-Josèphe Angélique, qui a été accusée d’avoir incendié la maison de ses maîtres, est par exemple inséré sur une façade laissant voir les vestiges d’une maison de l’Ancien Régime. Pour avoir fait Cité Mémoire quelques jours après le visionnement du documentaire, je peux dire que l’œuvre d’art urbaine réfléchie et enveloppante que promet le documentaire est complètement réussie. L’intégration des tableaux au patrimoine bâti est remarquable et plusieurs des tableaux sont mémorables. À ne pas manquer : Le Quai des enfants trouvés, un tableau immersif renversant. Un film à voir, une œuvre à parcourir!
Note: 7/10
Bande-annonce
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