« La guerre, c’est le vide. Tous les amis partent, la ville se vide, et toutes les choses qui étaient bruyantes et familières se vident de leur sens. »
Le Petit Septième est heureux de couvrir le prestigieux festival, les Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal (RIDM), qui se tient du 12 novembre au 2 décembre en ligne. La programmation y est, comme chaque année, ambitieuse et éclectique, faisant la part belle au documentaire de création. La programmation a été découpée cette année en 8 sections thématiques.
Nous commençons avec un étonnant documentaire qui provient d’Europe de l’Est, programmé dans la section « Survivre à la violence ». Réalisé par l’Ukrainienne Iryna Tsilyk dont c’est le premier long métrage, The Earth is blue as an orange a remporté le Prix de la mise en scène dans la catégorie Documentaires Internationaux au festival du film de Sundance.
Anna vit avec ses quatre enfants dans une ville d’Ukraine située à la frontière de la zone de guerre du Donbass. Malgré les bombardements, la famille est restée. Tous les membres de cette famille sont animés par une passion pour le cinéma qui les unit autour d’un projet : réaliser un film de fiction pour exorciser les traumatismes de la guerre.
Après Atlantis du cinéaste ukrainien Valentyn Vasyanovych qui a remporté la Louve d’or au dernier Festival du Nouveau Cinéma et qui peint une dystopie dans la zone de guerre du Donbass, The Earth is blue as an orange s’attaque également à ce sujet, d’autant plus épineux que la guerre fait encore rage là-bas.
La terre est bleue comme une orange. Le premier vers d’un poème tiré du recueil L’amour la poésie (1929) du surréaliste Paul Eluard donne au film son titre énigmatique. C’est en effet dans une ville fantôme, une ville meurtrie et saccagée par la guerre que s’écrit et s’invente une histoire, toute sauf banale, d’une famille qui résiste et qui crée sur les décombres un soupçon de vie, d’art et de folie. Tout l’absurde et le non-sens du vers de Paul Eluard prend alors son sens : ne vous fiez pas aux apparences, si les bombes explosent, si les murs des immeubles sont recouverts de trous de mortiers et de balles, si les habitants ont déserté la ville, tout est possible tant qu’il y a un souffle de vie et de passion. La mère met en scène sa propre famille dans un décor surprenant et post-apocalyptique : projet presque surréaliste tant le tournage d’un film en famille et dans ces conditions hostiles paraît totalement déroutant.
La famille passionnée par le septième art est équipée en matériel audiovisuel digne d’amateurs aguerris. Elle écrit et élabore les scènes du film autour de la table, telle une œuvre collective. Chacun a son rôle devant la caméra mais aussi derrière : la personne responsable du clap, de la lumière, la mère qui dirige et qui monte. L’une des filles est la chef-opératrice. Cela tombe plutôt bien, car elle veut en faire sa carrière. Au cours du film, elle se rend dans une ville (habitée, pour sa part) pour passer un concours. Cette partie, la seule qui se passe en dehors de ce no man’s land, montre aussi la fracture sociale à l’œuvre : l’adolescente et la mère, qui l’accompagne, incarnent une classe sociale défavorisée qui ambitionne d’accéder à un rang supérieur. Croyant avoir échoué aux épreuves, la fille est effondrée. Plus qu’un rêve d’enfant, c’est toute une émancipation sociale, tout un espoir de quitter cette zone sans avenir qui s’échappe. Heureusement, quelques temps plus tard, la mère appelle l’école pour connaître le résultat et le miracle se produit : la fille est acceptée ! Comme au cinéma…
The Earth is blue as an orange creuse dans la fiction familiale du cinéma vérité, à moins que ce ne soit le projet documentaire d’Iryna Tsilyk de chercher du fictionnel en suivant les péripéties de cette famille originale. Véritables séances de thérapies de groupe, les scènes de tournage permettent aux enfants et à la mère de revivre ou mimer la peur, à la lueur d’une bougie, dans l’abri anti-obus, etc. Cette couche de fiction qui emprunte à la vraie vie est très souvent perturbée par les bruits de mortiers et d’armes automatiques dans le hors-champ sonore : projet atypique de représenter la guerre dans un film de fiction alors que le conflit est là, aux portes de la cellule familiale.
Pourtant loin du reportage de guerre, l’équipe en herbe convoque dans une séquence des figurants qui ne sont autres que de vrais soldats de l’armée ukrainienne. Ils jouent leur propre rôle en apportant à un film sans budget des moyens impressionnants : des uniformes et un char d’assaut. Une scène surréaliste est immortalisée : les deux sœurs vêtues de robes de soirée posent devant des bâtiments détruits par la guerre quand des chars traversent l’écran en arrière-plan.
Iryna Tsilyk filme un film dans le film et la magie s’opère. La jeune cinéaste a un grand mérite d’avoir trouvé cette famille, d’être arrivée à s’immiscer ainsi dans son quotidien, presque comme si elle constituait un membre de la famille à part entière, ceci grâce à un travail époustouflant de repérage et de dissimulation de la mise en scène. Elle agit telle une plante verte à la Wiseman ou à la Depardon pour mieux filmer ce qui est en train de se jouer : capter le réel, mais aussi la fiction contenue dans le projet de la famille.
La figure paternelle est totalement éludée dans le film. Le père a-t-il quitté la famille ? Est-il mort sur le champ de bataille ? On ne le saura pas. Renvoyant à la pièce éponyme Mère Courage de Bertolt Brecht, le personnage de la mère incarne la résistance des petites gens contre les absurdités de la guerre. Protégeant ses enfants, subvenant à leurs besoins, animée par un désir d’un projet de film pour extérioriser l’horreur et l’angoisse, elle montre la voie, celle de la résilience et de la dignité, et invite chacun de ses enfants à témoigner face à la caméra en répondant à cette question : « Qu’est-ce que la guerre a changé pour vous ? ». Prenant le relai quand l’homme disparaît, elle renvoie à la figure de la femme moderne mais aussi intemporelle de la mère courage. La cinéaste Iryna Tsilyk conjugue savamment dans son documentaire la pitié, la pauvreté, la ténacité, l’oppression et l’empathie dans un spectacle loin de tout artifice mélodramatique.
Cette famille s’en sort même la tête haute avec une scène de fin merveilleuse. Les cinq membres de la famille entrent dans un immeuble délabré pour projeter le film familial devant quelques habitants qui, comme eux, ont décidé de rester dans la ville. Après une présentation du projet, la projection commence sur un grand écran et la cinéaste s’attarde alors sur les visages des habitants qui voient leur propre vie défiler. Dans une forme de catharsis, les larmes coulent, les visages heureux défilent à mesure que les spectateurs s’identifient au film et à ses personnages qui sont leurs voisins.
Ici, dans ce petit coin de l’Ukraine de l’Est embourbé par des années de guerre et de souffrance humaine, le cinéma remplit humblement sa mission en tant que forme artistique représentant le monde, même chaotique et injuste, et créant ainsi par un geste aussi miraculeux que courageux de la vie et de l’espoir sur un champ de cadavres et de tirs.
Note : 9/10
The Earth is blue as an orange est présenté aux RIDM, en ligne, du 12 novembre au 2 décembre 2020.
Bande-annonce
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