« Don’t fight depression, make friends with it! »
Lorsque Jane (Sally Hawkins) se fait laisser à l’autel par son premier grand amour, toute son existence éclate. En un rien de temps, elle, l’ancienne reine de beauté, est presque méconnaissable. Ses cheveux pailleux, son visage pâle et morne, son corps; une silhouette fragile. Mais ce qui s’y ajoute est un chamboulement mental complet. Jane développe une maladie psychique grave. Sa schizophrénie paranoïde lui fait entendre des appels téléphoniques de son fiancé, lui fait détecter des araignées monstrueuses partout et lui rend surtout presque impossible de mener une vie de famille et de couple normale. Désespérés, ses parents la font hospitaliser …
Or, ce n’est pas là que se déroule Eternal Beauty, le dernier film du britannique Craig Roberts. Ce n’est pas le quotidien monotone et accablant dans les couloirs tristes d’un hôpital psychiatrique qui est l’objet du film, mais la vie autonome d’une Jane vingt ans plus âgée – une Jane qui, tout en souffrant encore de la même maladie a réussi, avec l’aide de son traitement médical et de sa famille, à mener une vie aussi normale que possible. Elle vit dans un petit appartement, elle fait ses courses seule et, de temps en temps, elle rend visite à ses parents ou à ses sœurs Nicole et Alice.
Bien sûr, rien n’est, vu de l’extérieur, vraiment « normal ». Lasse de recevoir toujours les mêmes cadeaux de Noël nases, Jane se les achète elle-même – pour ensuite les ouvrir avec un étonnement et une joie énormes sous le sapin de Noël et présenter les factures à ses « donateurs », qui s’en sentent pris à rebrousse-poil. Puis, à table, aimerais-tu entendre ta propre sœur reprocher à ton mari d’être infidèle pour ensuite l’entendre alléguer d’être la mère biologique de ton enfant ?
La famille de Jane, en revanche, tolère ses écarts le plus souvent sans broncher (dû, sans doute, aux remords d’avoir initié son hospitalisation). Cette attitude constitue, aux yeux du producteur Adrian Bate, l’une des forces du film :
« What I find uplifting about the film is that you realise that Jane’s reality is just as valid as anybody else’s reality. It’s just different. Her family effectively come to accept that, and they accept her for who she is, and they accept that she has her reality, and they have theirs. And life goes on. »
[ Ce que je trouve encourageant dans ce film c’est qu’on se rend compte que la réalité de Jane est aussi valable que la réalité de n’importe qui d’autre. Elle est tout simplement différente. Sa famille finit par accepter ça et par l’accepter pour ce qu’elle est; ils acceptent que Jane ait sa propre réalité et ils ont la leur. Et puis, la vie continue. ]
Montrer une personne atteinte d’une maladie mentale dotée d’une attitude gaie et dans un environnement positif était justement l’objectif central du réalisateur :
« Most movies that I’ve seen that tackle mental health or mental health issues, the protagonists are always the victim, or they’re deranged and possessed and it’s a horror film. I wanted to flip it. I’d rarely seen it where you’re like, ‘Oh, wait, wait – /she’s/ the normal one; everyone else is the one that’s not normal.’ I wanted to take this psychological element of it, and go, ‘this maybe isn’t a weakness. Maybe it’s a superpower.’ »
[La plupart des films que j’ai vus sur la santé mentale ou sur les enjeux de santé mentale présentent les protagonistes toujours comme les victimes ou alors ils sont fous et possédés, ce qui donne un film d’horreur. Je voulais renverser la situation. Je n’ai rarement vu de films où on se dit « Oh, attends, attends – elle est celle qui est normale ; tous les autres sont ceux qui ne sont pas normaux. » Je voulais prendre cet élément psychologique et proposer: « peut-être que ceci n’est pas une faiblesse. Peut-être que c’est une superpuissance. »]
Étant donné que sa sœur, trop paresseuse de gagner sa propre vie, compte se marier avec un vieillard riche et que son psychiatre est tout aussi obnubilé par l’industrie pharmaceutique que tous ses patients calmés, force est de constater que par moments Jane semble effectivement relativement banale ou plutôt rafraîchissante lors de ses entretiens avec son psy (« Don’t fight depression, make friends with it! ») :
« How are you feeling?
I feel fine.
Fine.
Yeah. No. Good.
Fine or good?
Good.
No depression?
No. You?
Funny. »
La joie de vivre de Jane est surtout liée à une rencontre inattendue dans la salle d’attente de son médecin car, pendant la première moitié du film elle est, comme les autres patients, accablée par la fatigue. Ils s’y sont assis effondrés sur eux-mêmes, chacun tenant une distance maximale de son voisin, et Jane, comme eux, semble disparaître dans le décor. Avec son manteau bleu et ses vêtements beiges elle ressemble toujours à un caméléon devant les maisons couleur sable sale et le ciel couvert. Or, Mike est différent. Musicien déchu, sa veste rouge et son chapeau apportent un esprit de rock dans la vie monotone de Jane, lorsqu’il la convainc d’aller boire un verre ensemble, car d’après lui, l’artiste maudit, elle serait encore la plus belle des femmes qu’il connaisse et leur condition mentale la conséquence d’une expérience secrète :
« [I]’ve been thinking, maybe you’re not ill. Maybe you’re an experiment. I mean, maybe, we’re all an experiment for something else, the next us, that’s what’s going on. – I’m not ill anymore, I’m fine. – Yeah. Well, […] [i]t’s the world that’s sick, innit? »
[Je me suis dit peut-être que tu n’es pas malade. Peut-être que tu es une expérience. Je veux dire, peut-être que nous sommes tous une expérience pour autre chose, le prochain nous, c’est ce qui se passe. – Je ne suis plus malade, je vais bien. – Oui. Bon, […] [c]’est le monde qui est malade, n’est-ce pas ?]
Cette rencontre marque le début d’une période de joie extrême – exprimée au niveau visuel par le recours à des couleurs fortes, mais contrastées, le rouge et le bleu. Les deux étant respectivement associées à l’amour et au sacré, elles peuvent aussi prendre des dimensions négatives – la manie et le délire. Le motif du miroir, certes une vieille habitude de la période des concours de beauté, souligne l’idée d’un rapprochement constant des différentes réalités entre lesquelles Jane a appris à naviguer. Mais est-ce par amour que ce nouvel homme passe du temps avec elle … ou cherche-t-il simplement un abri, quelqu’une qui est prête à financer ses projets musicaux ?
Quoi qu’il en soit, Mike – et la diagonale créée par le couple sur l’affiche du film le suggère brillamment – fait vaciller le monde de Jane, au sens positif du terme, et ensemble ils établissent leur propre réalité…
Tantôt Eternal Beauty est si drôle qu’on ne peut s’empêcher de rire face au comportement inouï de sa protagoniste, tantôt, la bande sonore aidant, on se sent comme dans un thriller lorsque Jane vit l’un de ses épisodes et se retrouve dans un lit d’hôpital ou, totalement apeurée, au-dessous d’un meuble. Dans chacune de ces facettes, la prestation de Sally Hawkins dans le rôle principal est simplement extraordinaire : touchante et surtout convaincante. Toutefois, le but central du réalisateur est-il atteint? Toutes les personnes sont-elles prêtes à considérer leur maladie comme une « superpuissance », un ennemi devenu allié ?
Allez voir Eternal Beauty. Il vous plaira dans tous ses états et il fera réfléchir certains parmi vous plus que d’autres.
Note : 8/10
Bande-annonce
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