« – Papa, tu es en train de vendre la maison de grand-père ? Tu lui as dit ? demande la jeune Okju
– Euh…
– Tu ne devrais pas faire ça derrière son dos. »
En cette saison trépidante de festivals de films qui fleurissent un peu partout au Canada, Le Petit Septième vous propose de suivre pour la première fois le VIFF – le Vancouver International Film Festival dont la 39ème édition se tient du 24 septembre au 7 octobre. Nous avons fait une sélection des crus qui s’annoncent les plus prometteurs parmi la programmation de plus de 100 films qui viennent de partout dans le monde. En raison de la pandémie, les films sont visibles uniquement via une plateforme de streaming dédiée. Rendez-vous donc sur le VIFF Connect tout en restant confortablement dans votre fauteuil !
Nous commençons la couverture du VIFF avec Moving on (Nam-mae-wui Yeo-reum-bam) : un film sud-coréen réalisée par Yoon Dan-bi, une jeune femme dont c’est le premier long métrage. Diffusé pour la première fois au Canada, il a remporté plusieurs prix aux derniers festivals de Rotterdam et de Busan. A ne pas manquer! Le film sera disponible entre le 24 septembre et le 7 octobre, mais uniquement en Colombie-Britannique.
Après la faillite de l’entreprise de leur père, Okju et Dongju doivent quitter la maison familiale. Tous les trois emménagent chez le grand-père, très diminué après une attaque cérébrale. Alors que le jeune Dongju s’adapte bien à sa nouvelle vie, sa sœur Okju se sent mal à l’aise. Peu de temps après, leur tante, qui est sur le point de divorcer, emménage également dans la maison. Bientôt le père et la tante décident de placer le grand-père et de vendre la maison.
Si Moving on déploie en apparence une mise en scène simple, c’est pour mieux scruter la cellule familiale : une famille sud-coréenne imbriquée aussi bien dans les aléas de la vie que dans les traditions du pays. La cinéaste s’attache à faire vivre des relations intergénérationnelles dans un quotidien où l’harmonie est perturbée par les conséquences sur les enfants d’un divorce mal digéré, de la dépendance sociale d’un être cher et d’un manque d’empathie de la part des adultes.
Quelle ouverture de film ! Sur le son d’une musique traditionnelle, un plan séquence suit le trajet de la camionnette des trois membres de la famille, de leur ancienne maison vers la nouvelle. Le film se lance ainsi sur un ton léger, presque burlesque, les personnages serrés les uns contre les autres dans le petit habitable de la camionnette. Si cette scène en travelling arrière rappelle Nanni Moretti sur sa vespa dans Journal intime, c’est pour mieux répéter ce motif vers la fin du film quand la jeune Okju, effondrée après avoir découvert que son père vend des baskets de contrefaçon, fuit à vélo accompagnée de sa colère et de sa fugacité d’adolescente. Ces mouvements dans la ville sont d’autant plus repérables qu’ils sont rares tant le film se déroule presque exclusivement en huis clos à l’intérieur de la maison du grand-père.
D’un déménagement initial, posant un nouveau cadre familial, il y en aura d’autres modifiant ainsi la structure même de la famille. La tante s’impose dans la maison avec son énergie quelque peu excentrique après avoir quitté son mari. Un peu plus tard, elle et son frère planifient un autre déménagement, celui du grand-père vers l’hospice. Le film se finira par où il a commencé avec un trajet en camionnette qui se termine devant la maison du grand-père, où le père y dépose ses enfants avant de repartir précipitamment.
Okju et Dongju assistent, impuissants, aux changements d’organisation sans que l’on leur demande leur avis ou leur ressenti : le divorce de leurs parents, l’absence de leur mère, l’emménagement chez le grand-père, l’arrivée de la tante. Plaçant le déroulement des événements du côté de la perception des deux jeunes héros, cette focalisation est autant un choix scénaristique qu’un choix moral. Le monde des adultes empiète sur l’univers enfantin, bafouant son innocence et son équilibre. Les enfants sont jetés d’un événement à un autre, sans réelle préparation et accompagnement des adultes.
Mais la cinéaste ne dépeint pas un monde manichéen pour autant. C’est la grande force du film de créer des personnages nuancés et complexes. Si le père est maladroit dans la gestion des affaires familiales, s’il n’est pas tout à fait honnête dans ses affaires commerciales, c’est un père totalement dévoué qui fait de son mieux pour assurer les besoins de sa famille avec le peu d’argent qu’il a. Ce déterminisme social est patent dans le film et ajoute une épaisseur dramaturgique dans la maison du grand-père, une maison du bon Dieu qui accueille des personnages tourmentés pour mieux recoller les morceaux.
Si Okju et Dongju sont souvent livrés à eux-mêmes, ils réunissent à s’inventer un bel univers avec une complicité fusionnelle et souvent électrique entre le frère et la sœur que la cinéaste se plaît à filmer tout au long du film. Ils doivent parfois s’occuper de leur grand-père presque aphasique qui erre dans la maison tel un sage, participant aux repas et restant éloigné des agitations familiales. Une nouvelle attaque du grand-père crée une fissure dans la cellule familiale lorsque les deux enfants se retrouvent seuls dans la maison, se préparent à manger, échangent autour d’un plat de nouilles et s’endorment côte à côte.
C’est néanmoins l’occasion d’une scène magnifique autour de la table réunissant le père et les deux enfants. Okju fond en larmes en pensant à la disparition soudaine du grand-père. La cinéaste emprisonne les personnages dans un long plan fixe tandis que le père reste impassible, ne sait pas réconforter, parler et rassurer. Cette figure de style est forte et, avec une grande économie de moyen, montre la patte d’une auteure.
Quelque temps avant, Okju a un différend avec son père alors qu’elle apprend qu’il veut vendre la maison du grand-père sans en avoir parlé au principal intéressé. Elle résiste face à cette décision unilatérale en lui rappelant les règles de base, de respect et de dignité. Les enfants veillent et prennent la relève quand les adultes perdent pied ou la raison. Ils font de leur mieux pour sauvegarder l’harmonie de la cellule familiale qui s’effrite.
Si la dépendance sociale s’insère dans la famille après l’attaque du grand-père, elle n’en devient pas pour autant le sujet principal du film. Élément perturbateur de la structure familiale, cette dépendance impose des allées et venues à l’hôpital et transforme les membres de la famille en aidants.
La cinéaste filme de manière intimiste l’adaptation de la famille dans ces nouvelles conditions. Les scènes de repas sont les rares scènes où toute la famille est réunie quand les adultes ne sont pas en vadrouille. Quand Okju trouve son grand-père en train d’écouter paisiblement dans son fauteuil une musique traditionnelle qu’il apprécie particulièrement, on atteint une métaphore, celle que l’art permet d’échapper à son quotidien morose et de se libérer, du moins pour un temps, de la maladie.
Un personnage brille par son absence. Celui de la mère. Les enfants payent l’addition des choix de vie de leurs parents. Okju, en particulier, vit mal la séparation. Elle refuse de voir sa mère et en veut terriblement à son petit frère d’être allé la voir et de rapporter des cadeaux. Une scène de conflit entre le frère et la sœur démarre et prend fin grâce à l’intervention heureuse (unique dans le film) du grand-père. Okju transporte en elle une souffrance palpable, une incompréhension du monde des adultes, rejetant furieusement la figure de la mère tout en la recherchant continuellement. La cinéaste peint un beau personnage d’adolescente tiraillée entre le rejet des adultes et l’amour qu’elle éprouve pour ses proches.
L’intelligence du film est de parsemer cette chronique familiale de notes et de digressions comiques : le son exagérément élevé lorsque les personnages mangent une soupe de nouilles, le sel jeté hâtivement par la tante sur le lieu de la dispute avec son mari pour chasser le mauvais sort, la discussion sérieuse entre la fille et la tante alors qu’elles pendent des sous-vêtements féminins, ou bien la célébration du dernier anniversaire du grand-père au cours duquel le petit Dongju danse et fait le pitre pour mériter un smartphone. La cinéaste refuse le drame familial, à la Ken Loach ou à la sauce hollywoodienne. Moving on n’est pas un film qui se prend trop au sérieux tout en abordant des sujets sérieux. C’est un savoureux mélange de genres que nous propose Yoon Dan-bi.
Assurément, la réalisatrice a vu les films du grand cinéaste japonais Yasujirō Ozu. Elle épure sa mise en scène de toute fioriture formelle. Dans la maison, elle adopte les plans fixes et les plans-séquences avec des cadres très soignés, notamment avec l’utilisation de miroirs qui renvoient à Okju une image qu’elle ne veut plus accepter : l’adolescente a en tête une opération chirurgicale, une blépharoplastie asiatique, pour ne plus voir ses yeux bridés. La cinéaste ira loin formellement dans ce complexe physique en filmant de près Okju pleurer, ses larmes coulant sur ses joues trouvant leur source dans ses yeux qu’elle ne veut plus.
Comme Ozu, elle peint ses contemporains, dans un resserrement du quotidien sur la structure familiale, bien loin de l’exotisme dont raffolent les Occidentaux. Surtout, les scènes où les personnages sont assis ou couchés sur le tatami se répètent dans le film. Ces scènes sur le tatami, souvent autour d’un repas, deviennent un motif de mise en scène, cher à Ozu, avec un filmage à hauteur d’homme en plaçant la caméra au ras du sol, évitant ainsi toute plongée. Cette vision morale et cette retenue dans le dispositif cinématographique et narratif mettent à l’honneur l’intimité des scènes dans un espace-temps à la fois épuré, traditionnel et zen. C’est dans cette peinture sobre d’une famille déboussolée et meurtrie mais qui se reconstitue et se transforme que Moving on nous emmène : là où culminent beauté formelle et pureté des relations humaines, passant d’un état à un autre, de la vie à la mort, de l’adolescence à l’âge adulte. Signant ce magnifique premier film, une cinéaste très prometteuse est née pour notre plus grande joie.
Note : 9/10
Bande-annonce
Moving On est présenté au VIFF du 24 septembre au 7 octobre 2020.
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