« This is a murder, Jamie. Just because there is no blood don’t think that it’s not a murder. He’s murdering a marriage. »
[C’est un meurtre, Jamie. Juste parce qu’il n’y pas de sang, ne pense pas que ce ne soit pas un meurtre. Il est en train d’assassiner un mariage.]
Grace (Annette Bening) et Edward (Bill Nighy), un couple vivant seul dans un petit village au bord de la côte britannique, fêteront bientôt le 29e anniversaire de leur mariage. Grace est une amatrice passionnée de la poésie, romantique et désinvolte, tandis que son époux réservé enseigne – avec autant de ferveur – les faits concrets de l’humanité : l’histoire, cette fois, avec une grande H. Leur histoire d’amour : un conte de fées, étant donné que Grace à l’époque séduisit Edward, malgré leurs apparentes différentes, avec la force d’un seul poème si touchant que son cœur n’eut pas seulement touché par les mots, mais surtout par celle qui les exprimait…
Or, presque trois décennies après, durant l’une des rares réunions avec leur fils unique Jamie, le charme initial a disparu : se sentant constamment « in the wrong » (« fautif ») face à cette femme énergique, Edward annonce son départ. Il serait tombé amoureux de la mère d’un de ses élèves. Angela, une femme au prénom tout aussi parlant et envoûtant, mais avec qui « … it’s easy. The way I am seems to suit her » (« … c’est facile. La manière dont je suis semble lui convenir »). Grace littéralement tombe des nues et avec elle son fils qui, lui aussi, a l’impression de perdre pied. Comme si – comme il le confie, les larmes aux yeux, à ses amis –, l’enfant qui il était se balançant entre ses parents, qui le tenaient et soulevaient par les mains, avait perdu l’un de ses piliers et tomberait.
Hope Gap n’est par conséquent pas seulement le toponyme d’une partie de la côte en Sussex, mais au niveau symbolique le clivage émotionnel que ressentent les trois membres de famille terrassés, chacun à sa façon, par la nouvelle, un clivage entre le désir et la réalité, l’espoir souhaité et le désespoir actuel. Et c’est là que « l’anthologie » de Grace intervient. Ayant collectionné systématiquement des poèmes depuis toute sa vie, la souffrante d’amour est capable d’offrir en un tour de main le parfait poème décrivant exactement ton émotion actuelle – donc un possible remède contre toutes sortes de soucis ou du moins un peu de réconfort de celui qui pourra dire : « I have been here before » (« J’étais là avant ») comme Rossetti dans son poème « Sudden Light ».
Hope Gap nous montre ainsi la force de la poésie dans des moments difficiles de nos vies et de là – d’une émotion difficile à gérer – est d’ailleurs né le projet de film. Ayant traversé lui-même le divorce « tardif » de ses parents, le scénariste et auteur britannique populaire William Nicholson a décidé de transformer cette expérience douloureuse en un film, car : « We tend to act as if divorce is devastating for little children but fine for grownups. It isn’t. If you’re grown up and your parents split up, it makes you rethink the basis of your childhood. » ( « Nous sommes inclinés à agir comme si le divorce est dévastateur pour les petits enfants, mais sans problème pour les adultes. Il ne l’est pas. Si tu es adulte et que tes parents se séparent, cela t’amène à repenser le fondement de ton enfance. ») Et personne ne sera étonné d’apprendre que l’intrigue évoquait tout de suite une identification forte parmi tous les membres de l’équipe de tournage et tous ceux devant qui le réalisateur abordait son projet de film.
Vu sous cet angle, Hope Gap est un film fondamentalement créateur et j’ai du mal à comprendre la critique impitoyable anglophone attribuant au film un manque de complexité psychologique et de tension et à l’actrice américaine Annette Bening un accent britannique misérable. Certes, après avoir vu la bande-annonce et les premières secondes du film – le décor à la Rosamunde Pilcher, le ton mélancolique du piano comme musique de fond – moi aussi je m’étais attendue à un film d’amour hollywoodien superficiel, mais non. Pour moi, Hope Gap est l’un de ces films qui, par ses mots et par ses images, vous touchent en plein cœur. Sans pathos, sans exagération, sans gagnants ni perdants. C’est un film aux dialogues brillamment révélateurs et poétiques, merveilleusement mis en relief par les images impressionnantes de la nature. Un film où personne n’est le coupable – ni Edward, ayant trompé sa femme avec une autre, ni Grace, ayant souvent traité son mari avec mépris, ne sont mauvais. Leur seul tort est d’avoir continué à vivre ensemble tout en sachant qu’au fond ils ne vont pas ensemble. Et d’en tirer les conséquences demande une sacrée honnêteté. Franchement, j’ai rarement vu un film abordant l’amour avec autant d’authenticité. Voici l’une de leurs discussions essayant de se rapprocher au concept de l’amour :
Edward : It’s like love. You don’t tell love. You feel love.
Grace: That’s right. That’s just how it is. I can’t bear to think you’re unhappy, Jamie.
Jamie: I’m not unhappy. I’m fine.
Grace: Fine isn’t the same as happy. […] We’re happy, aren’t we?
Edward (perdu dans ses pensées): Yes, we’re fine.
(Edward: C’est comme l’amour. On ne raconte pas l’amour. On le sent.
Grace : C’est vrai. C’est exactement ça. Je ne supporte pas de penser que tu es malheureux, Jamie.
Jamie : Je ne suis pas malheureux. Je suis bien.
Grace : Bien n’est pas la même chose qu’heureux. […] On est heureux, n’est-ce pas ?
Edward : Oui, on est bien.)
Au niveau esthétique, Hope Gap fonctionne comme un roman réaliste illustrant l’état d’âme des personnages ou alors créant un contraste aux émotions exposées. Le réalisateur explique quant à l’omniprésence des falaises de Seaford dans le film : « The idea was that this balanced, strong, calm look would give a powerful frame to the emotions unleashed. » (« L’idée était que cette vue balancée, forte, calme donnerait un cadre puissant aux émotions déclenchées. ») Tout au début, la vue de dessus sur les vagues de la Manche déferlant tranquillement sur la côte britannique reflète le souvenir d’enfance de Jamie ayant eu l’habitude d’explorer la plage d’Hope Gap. Cette image – le va-et-vient des vagues – devient ensuite un leitmotif dans le film exprimant d’une part la monotonie du quotidien conjugal devenue trop lourde pour Edward – après son annonce la caméra montre une mer plus agitée et hostile –, d’autre part la forte présence de ce symbole aquatique – très souvent une allusion au maternel – pourrait mettre en évidence la « naissance » des nouvelles vies des protagonistes, remises au monde par la force de la créativité ou de la compagnie salutaire de confidents. De même, le choix des costumes sert à illustrer l’harmonie ou la disharmonie entre les personnages. Si les vêtements de Grace sont souvent modernes et multicolores et supposent une personnalité excentrique, ceux d’Edward sont classiques et assortis avec le décor – comme si l’homme réservé cherchait à en faire partie. D’ailleurs, sa première entrée sur scène est dissimulée puisque la caméra coupe, pendant de longues et irritantes secondes, son visage. Un coup fantastique du réalisateur pour transporter d’emblée l’idée que, après tant d’années, Grace est tellement habituée à la présence de son mari qu’elle ne le « voit » plus réellement, ou du moins pas en tant que personne à part entière servant à plus que de lui préparer un bol de thé. En revanche, lorsque Grace et son fils se promènent au bord de la mer, les couleurs de leurs habits ne pourraient signaler plus d’harmonie par rapport au décor : le rouge de la veste de la mère rappelant la couleur d’une partie de la roche et le bleu des t-shirts des deux, la mère et le fils, renvoyant à la mer. On dirait que rien n’était laissé au hasard.
Retenons pour conclure : Hope Gap n’est rien pour ceux qui cherchent l’action et la tension dramatique. Le « meurtre » dont parle Grace ne s’exécute pas sur un être vivant, mais sur l’idée romantique du mariage d’une vie passée ensemble advienne que pourra. Cependant, si la littérature, une nature romantique et des réflexions philosophiques sur les émotions humaines vous intéressent, Hope Gap sera votre film, décidément.
Note : 10/10
Visionnez la bande-annonce :
© 2023 Le petit septième
J’ai adoré, touchant, criant de réalisme, décors sublimes, quelques suspens,
10/10