« – J’ai juste peur de ne pas réussir ce que j’entreprends, de ne pas être admise et de me retrouver à devoir faire quelque chose par dépit.
– Mais, si vous êtes prise, vous réussirez ?
– Non, pas forcément. »
C’est l’âge des premières fois, des doutes, des choix et des craintes. Emma et Anaïs, amies d’enfance, traversent ensemble la période charnière de l’adolescence, malgré leurs différences personnelles ou familiales. Que deviendra leur amitié alors que leur vie d’adulte prend forme ?
Dans le documentaire Adolescentes, Sébastien Lifshitz accompagne deux amies d’enfance à Brive-la-Gaillarde pendant les cinq années décisives de leur adolescence. Différentes de par leur nature, Emma et Anaïs les vivront, chacune pour soi, tout à fait différemment. Or, force est de constater que Bourdieu n’y est pour rien. Dans aucun autre film n’ai-je compris qu’un habitus apparemment propice à l’épanouissement professionnel et personnel ne mène pas forcément à ce à quoi on pourrait s’attendre, mais peut nous rendre paresseux, tandis qu’un environnement soi-disant « pauvre » peut nous faire comprendre la nécessité d‘agir pour notre propre bien-être…
Au premier abord, Adolescentes de Sébastien Lifshitz évoque son prédécesseur américain : Boyhood (2014) de Richard Linklater. Les deux sont ce qu’on appelle des mini-études longitudinales de la phase de notre vie qui, pour certains, constitue la plus importante: l’adolescence. Or, c’est là que les points en commun s’arrêtent: tandis que Boyhood est un long métrage fictionnel qui est joué par de vrais acteurs (Ethan Hawk et autres) et qui se base sur du matériel de film collectionné durant une période de 12 ans, Adolescentes se limite à la période de 13 à 18 ans et ses « objets d’étude » sont des personnes « normales » comme vous et moi. Il s’agit donc d’un documentaire qui dès le début avait pour objectif « de les [Anaïs et Emma] filmer au plus près de ce qu’elles étaient, dans leur quotidien, avec leurs familles, leurs amis, l’école, etc. » (Lifshitz interviewé par France Culture, 25.10.19). En un mot : des conversations nocturnes au lit entre Anaïs et son amoureux à des prises de l’enterrement de sa mamie – le film ne laisse rien en blanc.
Quoi qu’il en soit, l’esprit d’idéalisation que l’on pourrait attacher à l’œuvre fictionnelle de Linklater manque dans celle de Lifshitz qui, en introduisant le contexte familial des protagonistes, montre la précarité sociale. Il n’est pas étonnant donc de voir que le premier porte un nom général comme titre – l’idée de l’adolescence – alors que l’autre vise l’individu concret. Lifshitz aspire ainsi montrer une réalité de la manière la plus objective possible. Cependant, l’observation « ouverte » des personnages que propose Lifshitz – les deux adolescentes savent qu’elles sont filmées – suppose évidemment que leur comportement sera par moments non naturel, voire embelli.
Ce qui est étonnant, de plus, c’est la genèse du projet: l’idée de départ n’était pas de filmer l’évolution de deux filles, mais de placer au centre du film un garçon, se plaçant ainsi encore davantage dans la lignée de Boyhood. Le réalisateur pensait ainsi pouvoir renouer plus facilement avec le personnage principal, étant de sexe masculin. Or, d’après Lifshitz (cf. France Culture), les proviseurs des écoles lui avaient suggéré de se consacrer aux filles, dont le comportement durant le fameux âge « ingrat » aurait nettement changé comparativement aux générations précédentes, contrairement à celui des garçons.
Anaïs et Emma, les deux amies inséparables, ne pourraient pas être plus différentes l’une de l’autre. Et comme si le réalisateur l’avait présagé (ou manipulé ?), la manière dont elles vivent leur adolescence le sera aussi.
Emma est issue d’une famille de la moyenne bourgeoisie et vit dans une maison moderne de la campagne provençale. Elle paraît timide, renfermée sur elle-même, taciturne et rêveuse et il est vrai que la Emma Bovary que les élèves liront en classe lui ressemble en plusieurs aspects.
Si Emma aspire à devenir actrice, celle qui, de par sa nature extravertie, semblerait plus appropriée pour ce rôle, son amie Anaïs, a néanmoins pour objectif de devenir infirmière. Est-ce le fameux habitus qui se montre dans toute sa splendeur? Sans doute, car à la différence de son amie, Anaïs ne vient pas de l’intelligentsia, mais – comme le réalisateur l’indique lui-même dans l’interview – du « prolétariat », cette couche sociale qui s’occupe du travail pratique au sein de notre société, mais qui est également la plus touchée par divers soucis financiers ou psychologiques.
Si, à la fin du tournage, le thème primordial entourant les 18 ans de la première sera encore l’amour – comme si elle s’était réveillée d’une douce torpeur, la seconde aura vécu toute une vie et aura déjà la tête sur les épaules.
Bref, une évolution opposée idéale pour s’assurer de remplir les deux objectifs classiques du théâtre : prodesse et delectare…
C’est réjouissant. Mais je me pose la question à savoir si c’est bien aussi de prendre deux individus et de parier, à la base de préjugés – car ça doit avoir aussi guidé le choix des protagonistes – sur « l’utilité » de leur histoire. Et bon, avouons qu’une mère dépressive et obèse et qu’un frère handicapé promettent plus de drames qu’une biographie moins agitée.
Agité, le temps de la puberté l’est sans aucun doute. En fait, c’est la période des contrastes qui sont accentués à tel point qu’on se croit plongé dans un poème de Louise Labé. D’abord, les jeunes sont fanfarons et contredisent tout ce qui émane de leurs parents, ensuite elles se montrent émerveillées comme des enfants par un simple feu d’artifice. D’un moment à l’autre, elles passent de la joie la plus fébrile à l’ennui et à la déprime les plus puissants – et, bien sûr, le classique, la rupture avec le premier copain par téléphone, ne doit pas manquer non plus… Ce qui reste constant pendant toutes ces cinq années ce sont les disputes inexorables. Avec les profs, mais surtout avec les parents.
En mettant l’accent sur le parcours scolaire des deux filles – l’une s’orientant vers le lycée, l’autre vers le brevet –, Sébastien Lifshitz fait ressortir la situation luxueuse mais en même temps si précaire des ados :
[C’est] un âge où on est en pleine construction et où on se pose plein de questions. On est un peu comme une sorte de vase un peu vide et qui se remplit un peu de tout […]. Et on est comme ballottés par des injonctions qu’on reçoit de partout, de l’école, de sa famille, des amis. Qui es-tu? Que veux-tu devenir? Quels sont tes talents? Et on n’a pas la réponse. Souvent les ados sont assez paumés quand même face à ces questions si profondes. (France Culture)
Et, honnêtement, qui, parmi nous, serait capable d’y répondre?
Car, contrairement à ce que son titre annonce, Adolescentes n’est pas seulement un film sur les jeunes. Il dépeint de manière tout aussi révélatrice l’état d’incertitude qui règne dans le monde des adultes. Souvent en désaccord les uns avec les autres, les deux groupes d’âge sont unis par la même peur face au terrorisme en France. Les attentats chez Charlie Hebdo et au Bataclan les bouleversent tous, comme l’indique l’un des élèves en classe : « C’est pas de l’actualité. Ça fait des années que c’est comme ça. Il faut se faire une raison. On est en guerre. » Et sa collègue ajoute : « Je trouve qu’il y a beaucoup de tabous par rapport à ça dans le milieu politique. Je pense qu’ils devraient dire une bonne fois pour toutes que c’est la guerre et tout. Et qu’ils arrêtent de dire c’est ci c’est ça. »
En comparant ces discussions en classe à l’incommunicabilité inhérente au foyer non intellectuel d’Anaïs, la communication et l’écoute, que ce soit envers soi-même ou envers l’autre, semble indispensables. Les parents d’Anaïs, tels qu’ils sont représentés dans le film, affichent un mutisme choquant. Pour moi, l’une des scènes les plus tristes est celle où Anaïs, majeure, confronte sa mère tourmentée par une vraie dépression existentielle avec un flux de paroles moralisatrices, nourri par l’expérience de sa propre « dépression » suite à la rupture avec son ex.
Au fond, la fille suggère à sa mère d’être plus à l’écoute de ses propres besoins mais, chaque fois que cette dernière essaie de prendre la parole, la voix faible, incertaine des mots – elle est interrompue.
Parfois, je me demande c’était quand la dernière fois qu’on a posé toutes ces questions existentielles – Qui es-tu ? Que veux-tu (encore) devenir ? Quels sont tes talents ? … – à eux, aux adultes. Et terrifiée, je me rends compte à quel point il serait fondamental de poser un regard curieux et tendre même sur ceux qui ne sont pas des ados mais qui, dans la plupart des cas, ne sont plus que la masse anonyme de travailleurs dont le destin est déjà décidé et à laquelle on n’accorde plus de dysfonctionnements juvéniles.
En somme, sans détourner de son but déclaré par des escapades techniques et demeurant, au contraire, tout près de ses deux protagonistes, Sébastien Lifshitz offre un portrait fort révélateur de la jeunesse féminine française. Qui que vous soyez, vous vous retrouverez à coup sûr dans l’une des deux filles et peut-être que vous arriverez à mieux comprendre les ados qui vous entourent et qui vous font hocher la tête. D’autre part, par moments, l’intimité des scènes a provoqué un certain goût amer chez moi, ou plutôt : des questions. La question de savoir si tous les participants étaient bien conscients et d’accord de ce à quoi ils se livraient.
Vous voyez : je suis indécise, ce qui est la preuve indéniable qu’il s’agit là d’un film qui ne vous laissera pas impassible et qui ouvrira bien des débats.
Note : 7/10
Adolescentes est présenté aux RIDM les 23 et 24 novembre 2019.
© 2023 Le petit septième