« Staline est mort. Vive Staline! »
Entièrement composé d’images – pour la plupart inédites – de mars 1953, State Funeral présente les funérailles de Joseph Staline comme le point culminant du culte de la personnalité entourant le dictateur. Les nouvelles de la mort de Staline le 5 mars 1953 ont ébranlé l’Union soviétique. Des dizaines de milliers de personnes ont assisté à l’enterrement. Nous avons ici accès à chaque étape du spectacle funéraire, décrit par la Pravda comme le « Grand Adieu ».
Après Maiden (2014) et The Event (2015), Sergei Loznitsa documente pour une troisième fois l’ex-URSS dans State Funeral. Un film qui marque l’imaginaire et frappe par son efficacité.
27 millions de personnes ont été tués, torturées ou envoyées dans des camps de travail sous le régime de Staline; 15 millions sont mortes de faim. Les chiffres qui creusent l’écran de rouge à la fin frappent. Même si on connaît l’histoire, les 2 heures de propagande pour le régime de Staline auxquelles nous venons d’assister nous font presque oublier la gravité des maux qu’il a causés à son peuple… Imaginez quelqu’un qui ne connaît pas l’histoire, ou qui n’est pas bien informé! Imaginez le pouvoir des images lorsque même une personne informée peut se laisser prendre.
C’est le message que ce documentaire lance, et ce en n’utilisant que des images d’archives. Loznitsa réalise un incroyable réquisitoire sans jamais ne faire intervenir personne. Aucun interlocuteur contemporain n’est sollicité; aucune image tournée aujourd’hui n’est intégrée. Le message passe par l’archive, dont l’alternance entre le noir et blanc et la couleur nous fait interroger le caractère véridique. Et c’est d’autant plus frappant lorsqu’on apprend qu’elles ont bel et bien toutes été tournées à l’époque.
La seule narration qui traverse le documentaire est celle de la voix off, qui est diffusée sur toutes les places de Moscou grâce à des hauts parleurs. Le discours est on ne peut plus clair. Après avoir décrit avec la précision d’un chirurgien les maux physiques ayant entraîné la mort de Staline, le dictateur est décrit et acclamé comme un héros national dont la gloire est éternelle. Et il ne s’agit pas d’une métaphore. Cette voix déclame par exemple : « Il n’y a pas de mort; il n’y a que la vie éternelle ». Sans oublier la phrase très connue : « Staline est mort. Vive Staline! ».
La formule, utilisée pour la première fois en 1515 lors des funérailles du roi Louis XII, témoigne d’un nouveau paradigme pour la monarchie française: l’affirmation du double corps du roi. Le roi a à la fois un corps physique et mortel, et un corps immuable, immortel, puisqu’il est l’incarnation de la monarchie. En faisant appel à cette formule, c’est tout un héritage qui est convoqué. L’immortalité de Staline, l’incarnation du pouvoir soviétique; voilà le discours qu’on enfonce dans la tête de tout un chacun. Et ce non seulement par la parole, mais aussi, sinon largement, par les images.
Comme le soutient Louis Marin dans son ouvrage sur Louis XIV (Le portrait du roi, 1981), le portrait que l’on fait d’un monarque a une agentivité particulière: il joue un rôle dans le statut et le développement de la personne sociale de celui qu’il représente.
Durant les cérémonies entourant les funérailles de Staline, son portrait apparaît partout. Son image monumentale orne les bâtiments officiels; on adore les monuments sculptés le représentant et de nombreux artistes fixent même les traits de son corps embaumé en peinture, en dessin et en sculpture. Sans parler des portraits garnis de guirlandes de fleurs qui sont portés en processions telles les icônes à la Renaissance. On assiste ainsi à rien de moins qu’à la déification du personnage par le culte que l’on réserve à son image.
Et, dans State Funeral, Loznitsa réitère cette idée par le choix des plans. On ne voit que très rarement le corps de Staline; son cercueil même est écarté de nombreux plans au profit des gens qui viennent rendre un dernier hommage à son corps exposé. Les portraits eux, abondent. Y a-t-il meilleur moyen de montrer comment le portrait performe désormais la présence du dictateur?
Certains trouveront probablement que le film présente des longueurs, que les plans de gens éplorés sont redondants. Mais c’est là que repose tout le génie du réalisateur. C’est par l’accumulation des plans qu’il impose son discours. C’est par l’accumulation des plans de gens qui marchent qu’on comprend l’ampleur du nombre. Du nombre de « fidèles » venus l’honorer, venus pleurer celui qui, pourtant, les menait à leur perte.
Note: 8,5/10
State Funeral est présenté aux RIDM le 23 novembre 2019.
Visionnez la bande-annonce :
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