Shifting-baselines - Une

[FNC] Shifting Baselines – L’horizon mutilé

« What’s gonna happen to the sky? »
[Qu’est-ce qui va arriver au ciel?]

Shifting baselines - affiche

Ils sont légions, hippies vieillissants et gourous patentés; tech bros en pâmoison devant l’homme le plus riche du monde et venture capitalists du dimanche; complotistes convaincus que l’humanité vient de Mars et fanatiques de la conquête stellaire, tous convergent, à la manière d’une secte mortifère, vers Starbase, la citadelle bâtie par Elon Musk au Texas – une horreur de métal et de bitume qui défigure les rives du Rio Grande – d’où sont lancées les fusées SpaceX

Avec son quatrième long-métrage, le documentariste québécois Julien Elie s’intéresse au village de Boca Chica, situé à la frontière américano-mexicaine. La communauté est en proie à de profonds bouleversements depuis la construction du centre spatial de Musk. 

Enthousiasme et craintes

Le film donne la parole à une myriade de gens présents sur les lieux, des locaux désemparés aux touristes ébahis, mais présente surtout le point de vue des scientifiques inquiets de la pollution causée par l’exploration débridée de l’espace. 

Les quarante premières minutes du documentaire montrent des personnages qui font preuve d’un enthousiasme presque enfantin face à SpaceX. Il y a quelque chose d’attendrissant à observer ces gens, pour la plupart assez âgés, qui croient revivre la grande époque des missions Apollo et rêvent de découvrir le cosmos. 

Shifting baselines - Enthousiasme et craintes par 2

Elie offre un moment particulièrement touchant lors de la rencontre avec ce couple sexagénaire qui a élu domicile à Boca Chica, après avoir élevé sept enfants. Encore très amoureux, les deux aînés croient dur comme fer qu’ils seront un jour invités à bord d’une navette. La femme confie même qu’elle a toujours rêvé d’être astronaute et que, lorsqu’elle était adolescente, elle a écrit une lettre au président, dans l’espoir d’être recrutée par la NASA. Autant il est émouvant de voir ces personnes poursuivre ainsi leurs fantasmes de jeunesse, autant il est désespérant d’entendre combien ils ont foi en Elon Musk, qui n’aurait à coup sûr que du mépris à leur endroit. 

Plusieurs autres fans du milliardaire apparaissent à l’écran et rivalisent d’un entrain parfois à la limite de la frénésie. Certains partagent des projets loufoques qu’ils aimeraient présenter au PDG de Tesla, tandis que d’autres se perçoivent comme des conquistadors du XXIe Siècle. Le nom de Christophe Colomb est mentionné à plusieurs reprises et il se dégage de l’entreprise un aspect néocolonial qui fait froid dans le dos. 

Au moyen d’un montage remarquablement fluide, le cinéaste révèle avec subtilité le dispositif de contrôle autoritaire qui entoure la base de Boca Chica et met à mal le discours jovialiste des premières séquences. Les nombreux plans montrant des véhicules de la police frontalière américaine sont un rappel cruel de la crise migratoire entre les États-Unis et le Mexique, rappel d’autant plus pertinent en ce moment, alors que les abus des agents de I.C.E. sont chaque jour plus évidents. 

Les maisons bâties à l’identique que SpaceX fournit aux membres de son personnel et les passages fréquents de drones illustrent à quel point la corporation souhaite contrôler tous les aspects de la vie des employés. Et ce live stream qui diffuse en continu des « reportages » sur les succès des missions spatiales n’est pas sans évoquer la radio d’État nord-coréenne. 

La mise en scène contribue à ce climat anxiogène avec une image noir & blanc brumeuse qui rappelle les films d’horreur ou de science-fiction du Hollywood classique. Plusieurs documentaristes – au Québec comme à l’international – s’inspirent des codes visuels du cinéma de genre et Elie utilise ce procédé à bon escient. Au lustre clinquant des vidéos promotionnelles diffusées en continu par SpaceX, il oppose une image austère qui montre les installations de la compagnie sous leur vrai jour. 

Les plans qu’il filme des silos de lancement évoquent à la fois les décors de Blade Runner et l’architecture soviétique. La caméra, maniée par le toujours excellent François Messier-Rheault, semble flotter en apesanteur au milieu d’un labyrinthe infini de structures métalliques et de terrains asphaltés. Et les séquences dans les rues de Boca Chica semblent avoir été tournées au milieu d’une ville-fantôme. La bande-sonore remarquable – signée Mimi Allard – ajoute à ce sentiment mystérieux, avec ses lentes mélodies atonales qui mêlent le son hypnotique des cuivres à des percussions obsédantes.

La seconde moitié du long-métrage est la plus inquiétante, alors qu’Elie va à la rencontre de scientifiques et critiques de l’industrie aérospatiale. En suivant des écologistes résidant dans le comté de Boca Chica, il montre comment la région jadis luxuriante est désormais stérile et recouverte de débris. Les populations d’oiseaux natives de ce coin de pays sont en déclin, conséquence des booms soniques qui suivent chaque lancement. 

Des plans majestueux du Golfe du Mexique ou des berges du Rio Grande viennent souligner à quel point les projets délirants de Musk mettent en péril un patrimoine naturel irremplaçable. Certaines séquences se déroulent en dehors de Boca Chica, alors que le réalisateur s’entretient avec des astronomes travaillant dans des observatoires situés au Massachusetts ou en Saskatchewan. 

Shifting baselines - Enthousiasme et craintes fin

Ces derniers tirent la sonnette d’alarme quant à la pollution céleste qui atteint des niveaux catastrophiques, une chercheuse canadienne-anglaise allant même jusqu’à souligner qu’il y a tant de déchets métalliques et de satellites que le firmament est à jamais changé. Elle fait le constat troublant qu’observer la voûte étoilée est un aspect fondamental de l’expérience humaine, mais que le ciel actuel est bien différent de celui que nos ancêtres ont contemplé pendant des millénaires. 

Cette inquiétude fait écho aux propos de celui qui est sans doute le protagoniste le plus intéressant du projet, un scientifique d’origine ghanéenne qui habite aujourd’hui au Belize. Ce dernier affirme que certains adolescents ayant grandi dans des villes nord-américaines ne croient même plus que les étoiles existent, n’en ayant jamais vu à cause de la pollution lumineuse. Le terme shifting baselines fait référence à ce phénomène, qui survient lorsque les jeunes générations n’arrivent plus à imaginer une nature florissante et commencent à croire que le déplorable état actuel de l’environnement est en fait la norme. 

Ainsi, Élie nous présente un univers troublant, où les leçons du passé sont oubliées et où la plupart des gens vivent dans un présent perpétuel en rêvant d’un avenir utopique inatteignable. En effet, le documentaire nous rappelle que, nonobstant la mégalomanie des ultra-riches, la vie humaine ne peut s’épanouir sur Mars. 

À la fin du visionnement de Shifting Baselines, un constat s’impose : si nous continuons dans notre trajectoire actuelle, notre monde ressemblera bientôt à un roman de science-fiction. Mais nous ne vivrons pas dans une œuvre de Jules Verne. Le futur que laisse présager le film ressemble plus à 1984

Shifting Baselines est présenté au Festival du Nouveau Cinéma les 9 et 16 octobre 2025. 

Bande-annonce  

Fiche technique

Titre original
Shifting Baselines
Durée
100 minutes
Année
2025
Pays
Québec (Canada)
Réalisateur
Julien Elie
Scénario
Julien Elie
Note
9 /10

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Fiche technique

Titre original
Shifting Baselines
Durée
100 minutes
Année
2025
Pays
Québec (Canada)
Réalisateur
Julien Elie
Scénario
Julien Elie
Note
9 /10

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