« C’est comme si j’avais ouvert les yeux sur un monde un peu plus complexe que celui qu’on m’avait présenté et je commence à me demander si leur plan “fitte” vraiment avec le mien. »
Le documentaire Couper le cordon, d’Émilie Porry, suit Sarah Bouheraoua, une jeune Québécoise sportive et disciplinée. À l’aube de son 20e anniversaire, elle est tiraillée entre les traditions de sa famille algérienne et son désir de s’émanciper.
« Moi, je suis Sarah, Sarah avec un “h”. J’ai 19 ans et je suis l’avant-dernière d’une famille de cinq enfants. » C’est ainsi que la protagoniste du film commence sa narration en voix off lorsqu’elle nous amène dans sa chambre et ouvre son journal intime. Elle nous raconte l’histoire de sa famille, celle de sa mère kabyle, Khadoudja, et de son père algérien, Abdelkader, un couple qui s’est rencontré à Alger et qui a décidé il y a trois décennies de partir à l’étranger pour assurer une meilleure vie pour ses enfants. Après une escale décevante à New York, ils ont fini par s’installer à Montréal en 1997, là où leur intégration a été une véritable réussite. Leurs sacrifices et leur dur labeur ont porté fruit : maintenant citoyens canadiens, ils ont finalement pu appeler le Canada « leur nouveau chez-soi ».
Leurs cinq enfants, dont Sarah, l’avant-dernière, ressentent tous – comme tant d’enfants immigrants de deuxième génération – une pression de devoir réussir dans la vie ne pas décevoir leurs parents qui ont tant abandonné pour eux.
« J’ai toujours eu cette “vibe” d’être un peu redevable envers mon père et ma mère », réfléchit Sarah. C’est la raison pour laquelle, depuis toute petite, elle a toujours été la fille sage, celle qui fait tout pour gagner le respect de ses parents.
Au lieu de s’écouter, elle suit aveuglément les conseils de sa famille. Or, peu avant la fin de ses études, ce parcours tout tracé se heurte à ses propres idées de la vie : « J’ai suivi leurs conseils, leur feuille de route pour ma vie sans poser trop de questions. Mais, dernièrement, je ne sais pas. Les choses me paraissent moins claires. C’est comme si j’avais ouvert les yeux sur un monde un peu plus complexe que celui qu’on m’avait présenté et je commence à me demander si leur plan “fitte” vraiment avec le mien. » Après un séjour en Algérie lui ayant donné la piqûre des voyages, Sarah ressent le besoin de « sortir de son cocon » et de voyager seule, sans accompagnateur protecteur : « J’ai ce feu en moi, cette envie de voir autre chose. » Bien évidemment, ceci ne correspond pas à la vision de sa famille…
Cette vision ne comprend pas seulement l’idée de réussir au niveau professionnel – de préférence dans le domaine médical –, mais aussi de vivre selon les traditions musulmanes et algériennes : pratiquer les rites religieux comme le ramadan, vivre chez ses parents jusqu’au mariage, apprendre à préparer les plats traditionnels pour son futur mari, se marier (mais pas avec n’importe quel homme). Lorsqu’il s’agit de son futur gendre, la mère de Sarah est très claire : il faut qu’il soit algérien et musulman, algérien-canadien à la limite, mais surtout personne d’une autre nationalité, cela inclut même les Marocains!
Grâce à ses excellentes notes et à sa pratique assidue du basket, sa plus grande passion, Sarah a réussi à être admise au meilleur cégep privé de Montréal.
Or, tout dernièrement, elle a dû le quitter pour des raisons pécuniaires. Pour elle, le cégep qu’elle a intégré par la suite, une école du soir, est sans intérêt et elle le considère comme un « downgrade » en comparaison avec son ancienne vie d’athlète-étudiante. Le basket, elle continue de s’y consacrer malgré ses études et deux autres boulots (un dans un magasin et l’autre dans un restaurant) en entraînant une équipe de filles à son ancienne école secondaire. Sarah, c’est une fille modèle pour celles qui ont grandi, comme la monitrice, dans les Habitations Jeanne-Mance, le plus gros complexe de logements sociaux du Québec, où plus de 70 nationalités se côtoient et, idéalement, s’entraident. Comme Sarah, ces filles rêvent de se voir offrir une bourse d’études par un dépisteur sportif…
La famille Bouheraoua dans Couper le cordon représente l’intégration réussie au Canada. Les parents se sont bien intégrés au marché du travail, ils maîtrisent le français et ils encouragent leurs enfants à faire des études et à avoir une bonne formation scolaire. Ils n’ont ni oublié leurs racines en continuant de pratiquer les coutumes du « bled » ni refusé à leurs enfants de s’identifier au mode de vie moderne du Québec. Cette intégration réussie, on le sent, a aussi été possible grâce aux HLM Jeanne-Mance où les parents de diverses cultures échangent sur le défi partagé d’élever des enfants tiraillés entre les valeurs traditionnelles de l’ancienne patrie et les valeurs modernes de la jeunesse urbaine.
Bien que deux mondes différents se rencontrent sous le toit des Bouheraoua, cela n’engendre pas de réels conflits. Si vous vous attendez à des altercations bruyantes et à des portes qui claquent, vous chercherez en vain. Les différences d’opinions existent entre Sarah et sa mère (son père est quant à lui la plupart du temps en Algérie), mais celles-ci se résolvent par des discussions respectueuses. On s’écoute, on laisse l’autre finir sa phrase, on ne se crie pas dessus.
Les enfants s’intéressent à l’histoire de leur mère et ont de l’empathie pour celle qui a dû laisser derrière elle sa propre famille pour créer une nouvelle vie avec son époux au Canada : « C’est vrai, l’Algérie me manque, mais vous l’avez remplacée. Ah oui, vous avez bouché beaucoup de trous ». Dans cette optique, un compromis sera-t-il possible pour le désir de Sarah de partir pour un court voyage seule avec ses amies pour fêter ses 20 ans?
Mère martiniquaise de deux enfants qui ont grandi à Montréal, la réalisatrice Porry s’est elle-même retrouvée dans les différentes positions dans le film : celle de la mère et celle de la fille. « Elles m’ont renvoyée à mes propres questions, à mes propres apprentissages. Mes filles grandissent ici alors que leur père et moi sommes originaires de deux autres pays », explique-t-elle. Entendre la voix de Khadoudja en plus de celle de sa fille est pour moi un des atouts du film. La narration en voix off et l’animation utilisée pour donner vie au journal intime de Sarah illustrent avec conviction le monde émotionnel de la fille, tandis que Khadoudja défend à plusieurs reprises son point de vue avec assurance. Or, je me suis posé la question de savoir à quel point les jeunes peuvent parler ouvertement dans ce documentaire (sachant que leur famille le verra un jour) et à quel point le film reflète l’authenticité de la situation des jeunes immigrants de deuxième génération.
Néanmoins, le film sera sans aucun doute très apprécié dans les écoles et servira de point de départ formidable pour des discussions intergénérationnelles et interculturelles.
Bande-annonce
Révision linguistique par Mathieu Giroux.
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