« The waiting is the hard part. »
[Attendre, c’est la partie difficile.]
On connaît tous Stephen King, le maître de l’horreur et grand manitou de l’épouvante, avec l’un des plus hauts taux d’adaptation au cinéma dans l’histoire hollywoodienne. De Shining à Christine, en passant par Shawshank Redemption ou Misery, bon nombre de ses œuvres sont devenues des classiques.
Mais on connaît moins le Stephen King poétique, mélancolique. C’est cette facette plus intime que le film The Life of Chuck, réalisé par Mike Flanagan, choisit d’explorer.
Adapté de la nouvelle éponyme tirée du recueil If It Bleeds, le film retrace la vie extraordinaire d’un homme ordinaire, racontée à rebours en trois actes. Flanagan, fidèle à ses obsessions thématiques, propose une méditation existentielle, bien qu’inégale, sur la mémoire, la conscience et la finitude.
Le premier tiers intrigue immédiatement par son ambiance à la fois nébuleuse et captivante. Tout semble s’effondrer : les machines s’arrêtent, les connexions disparaissent, le chaos s’installe. Au cœur de ce désastre, un nom revient partout : « Merci, Chuck ».
Qui est Charles « Chuck » Krantz (Tom Hiddleston)? Pourquoi le monde semble-t-il s’éteindre avec lui? Cette entame, digne des meilleurs récits« kinguiens », ouvre la porte à toutes les hypothèses. La mise en scène joue habilement sur le mystère et l’effondrement progressif, et donne envie d’en savoir plus sur cet homme dont la vie semble déterminante pour l’existence même du monde.
« It’s about that contrast between the beginning and the end of the story that really touches on the two polar intensities of the emotional experience of being alive on this earth. » [Il s’agit de ce contraste entre le début et la fin de l’histoire qui touche vraiment aux deux intensités polaires de l’expérience émotionnelle d’être en vie sur cette terre.] – Mike Flanagan
Il faut le dire : on est dérouté par la présentation de ce fameux Chuck. Une présentation simple, presque banale, soulignée par une voix off légère qui donne un ton inattendu au film. Ce choix surprend, surtout après un premier acte aussi mystérieux et apocalyptique. Là où l’on attendait une montée en intensité, une révélation d’ampleur, Flanagan retourne sur Terre, littéralement.
Et peut-être est-ce là le plus grand des vertiges : faire ressentir la chute non pas comme une explosion, mais comme un retour à l’essentiel. Chuck n’est ni un demi-dieu ni un tyran déguisé. Il est un homme ordinaire, affublé de tous les clichés du comptable : lunettes, montre imposante, costume cintré et mallette en cuir. Et pourtant, dans cette grande simplicité, une profondeur se dessine. Est-ce une simplicité inatteignable? Ou cache-t-elle des complexités métaphysiques?
Malgré ce renversement de ton, la transition se fait en douceur. Une magie discrète opère. Le film se transforme en fresque sociale, une toile faite de liens humains, de micro-interactions, de regards, de silences. L’un des moments les plus marquants est sans doute la scène où Chuck danse dans la rue, accompagné d’un batteur de rue et d’une parfaite inconnue. À ce moment précis, le film capte l’extraordinaire inhérent à l’ordinaire.
C’est un instant suspendu, aérien, rempli de grâce. Peut-être même trop léger. Car ce deuxième acte, aussi touchant soit-il, manque de densité. Il perd en intensité ce que le premier acte avait su si bien construire : le mystère, la tension, cette impression que tout peut basculer.
La réalisation, ici, reste trop sobre. La scène de danse, pourtant centrale, aurait gagné à être filmée en plan-séquence, pour renforcer son souffle poétique (à l’image de l’intro du film The Player). Au lieu de cela, les coupes répétées brisent l’élan. La voix off, bien qu’amusante, semble inutile : elle surligne des éléments que l’image aurait pu raconter seule. Le spectateur n’a pas besoin qu’on lui mâche l’émotion. Le cinéma est un langage, et si ce langage est bien utilisé, il n’a pas besoin d’explications.
Ce deuxième acte résume en fait toutes les forces et les faiblesses du film. D’un côté, une vraie finesse dans le traitement des thèmes : le hasard, le destin, les liens humains, la façon dont le présent construit notre passé. De l’autre, une réalisation parfois timide, qui manque d’ampleur et n’ose pas aller jusqu’au bout de ses idées.
« Do I contradict myself? / Very well then I contradict myself, / (I am large, I contain multitudes.) » [Est-ce que je me contredis ? / Très bien alors je me contredis, / (Je suis grand, je contiens des multitudes.)] – Walt Whitman
Nous sommes ce que nous sommes. Une somme de choix, de souvenirs, d’impressions, de rencontres. Une combinaison de tout ce que nous avons vécu, vu, senti.
Le troisième acte reprend ces réflexions, en les ancrant dans l’enfance de Chuck. Il vit chez ses grands-parents, dans une maison ancienne, avec une pièce « interdite ». Un jour, il ose s’y aventurer et y découvre une présence étrange, presque surnaturelle. C’est une scène forte, où l’enfant perçoit, pour la première fois, la fragilité du monde et le mystère de l’existence.
Ce segment, bien plus charnu que le précédent, adopte un ton proche du conte initiatique. Les thèmes abordés sont nombreux : la famille, la mémoire, la nostalgie, la mort, la perte de l’innocence, le passage à l’âge adulte… Il y a quelque chose de très touchant, mais aussi de déconcertant. Le film adopte un style proche du cinéma jeunesse, ce qui peut sembler en décalage avec le reste du récit. Certains spectateurs pourraient se sentir exclus, tant cette partie semble emprunter des codes différents, presque contradictoires avec ceux du début.
La mise en scène, encore une fois, reste pragmatique, sans réelle audace visuelle. On sent la tendresse de Flanagan pour son personnage, mais il semble parfois hésiter sur la forme : faut-il rester dans l’introspection? Basculer dans le conte? Le drame familial? Le film traverse les genres, sans toujours réussir à les faire cohabiter harmonieusement.
Peu à peu, le film nous révèle que la disparition progressive du monde correspond à la dégradation de l’état de santé de Chuck. Il devient clair que le monde est une projection de sa conscience, une métaphore de sa fin imminente.
C’est une idée puissante, presque philosophique. Chaque souvenir, chaque émotion, chaque instant vécu s’éteint à mesure que Chuck s’éteint. Comme un effet papillon, sa disparition entraîne celle du monde autour de lui. On perçoit alors toute la portée de cette phrase : la vie d’un homme ordinaire peut avoir un impact extraordinaire.
L’approche de Flanagan est sensible, sincère. Mais elle souffre d’un déséquilibre formel entre les trois parties. Le film est émouvant, mais inégal. Il touche parfois juste, puis s’égare, puis revient. Il donne l’impression de chercher quelque chose qu’il ne parvient pas toujours à formuler.
The Life of Chuck est un objet filmique étrange. À la fois touchant et frustrant, il laisse derrière lui un parfum mélancolique. Il ne parvient pas à réunir pleinement ses ambitions narratives et visuelles, mais il laisse une empreinte émotionnelle durable.
Il ne s’agit pas d’un film parfait. Mais peut-être, justement, est-ce cette imperfection, ce déséquilibre, cette vulnérabilité, qui le rend aussi humain que son protagoniste.
Bande-annonce
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