« C’est ici que je vis. »
Pablo (Théo Cholbi), un trafiquant de drogue et sa sœur adolescente Apolline (Lila Gueneau) ont forgé un lien indéfectible par leur obsession commune pour le jeu vidéo en ligne Darknoon. Lorsque Pablo tombe amoureux du mystérieux Night (Erwan Kepoa Falé), il se laisse entraîner dans leur liaison, abandonnant sa sœur à faire face seule à la fermeture imminente de leur havre de paix numérique. Alors que les choix imprudents de Pablo provoquent la colère d’un dangereux gang rival, la fin de leur vie virtuelle approche, bouleversant leur réalité…
Avec Eat the Night, les réalisateurs Caroline Poggi et Jonathan Vinel tissent un récit touchant mélangeant habilement amour, violence, et jeux vidéo.
Cela fera bientôt 20 ans que les génies de l’animation Matt Stone et Trey Parker ont sorti Make Love, Not Warcraft, un des épisodes les plus aimés de la série South Park. Dans cet épisode, les quatres personnages principaux enfants découvrent le populaire jeu vidéo en ligne World of Warcraft pour ensuite y devenir accro, passant leurs journées à jouer à un point tel qu’ils en viennent à négliger l’école et leur propre hygiène. Malgré le respect évident que les deux créateurs portent au jeu, l’image du joueur de jeu en ligne dépeint comme étant obèse et mal lavé fut pendant longtemps celle que le public mal informé se fit de ce genre de communauté. C’est pourquoi il est amusant de constater un certain changement de paradigme à ce niveau; si aujourd’hui, le gamer n’est pas nécessairement glorifié, une passion pour les jeux vidéo n’est plus quelque chose de quoi les gens rient, et il est fascinant de voir s’organiser des communautés entières autour de ce type de divertissement.
C’est dans cet environnement qu’évoluent Pablo et sa petite sœur Apolline. Malgré leur grande proximité dans la vraie vie, les deux se retrouvent tout de même régulièrement dans Darknoon, jeu en ligne qui, s’il est fictif, prend tout de même des codes des jeux réels les plus populaires. Leur passion pour ce jeu leur permet de s’échapper d’une réalité qui semble morne : mère apparemment absente et père travaillant hors du pays, les deux sont laissés à eux-mêmes, poussant Pablo à fabriquer, puis vendre de la drogue pour les soutenir. C’est suite à l’intervention fortuite de Night (dont le vrai nom n’est jamais mentionné) auprès d’un Pablo récemment tabassé par un gang mécontent de voir un autre vendeur « sur leur territoire » que les deux acceptent de former un partenariat. Ce partenariat ne se révélera finalement n’être qu’une excuse pour Pablo de se rapprocher de Night, et les deux tombent vite en amour, passant leurs journées à faire l’amour et de la drogue. Pendant ce temps, Darknoon, de moins en moins populaire dans les années récentes, annonce la fermeture de ses serveurs durant le solstice d’hiver, laissant « Apo » seule et dévastée face au seul repère qui lui reste.
S’enclenchent alors deux comptes à rebours, un réel et un métaphorique : le film est textuellement ponctué de rappels de la fermeture de Darknoon pour Apo, et les tensions montent entre Pablo, Night et le gang rival alors que ceux-ci commettent des actes de plus en plus grave pour se venger l’un de l’autre. C’est un choix habile que fait le duo de réalisateurs que de nous donner dès le début l’impression d’une bombe à retardement dont nous pouvons repousser l’explosion, mais pas l’empêcher. En ce sens, si un drame amoureux sur les relations familiales et le besoin de connexion se trouve au centre du récit, Eat the Night prend aussi à certains moments des airs de thriller, rappelant les populaires Good Time et Uncut Gems dans sa manière de nous présenter une beauté dont nous acceptons assez tôt une défaite certaine, nous prenant simplement à espérer que les personnages auxquels nous nous sommes attachés réussissent tout de même à ne pas trop mal s’en sortir. Il s’agit d’un film qui vit la nuit, récit angoissant sur l’idée de s’échapper, autant virtuellement que dans la vraie vie, d’un « monde pourri » qui finira par les avaler tout rond s’ils ne trouvent pas moyen de s’en sortir.
Ces dualités sont très bien appuyées par les différents aspects techniques du film. Notamment, une excellente direction de la photographie combinant une caméra planante, très proche des personnages dans les moments les plus dramatiques et des grands plans larges de ville et de forêts dans les moments les plus calmes. Cet aspect est intensifié par un montage efficace qui sait laisser les personnages respirer lorsqu’ils en ont besoin tout en n’hésitant pas à ébranler le spectateur par des coupes très sèches et abruptes lorsque nécessaire pour amplifier l’angoisse. Ajoutez à cela une excellente bande sonore électronique tantôt planante, sitôt pimpante et bombastique (rappelant la culture rave à qui Pablo vend de l’ectasy) et le film en vient habilement à nous faire sentir comme un mauvais lendemain de veille qui ne finit pas, de ne pas réussir à nous réveiller d’un rêve fiévreux dont nous redoutons la fin. Chose certaine, avec Eat the Night, la vengeance est un plat qui se mange froid.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième