Koutkekout - Une

[Hot Docs] Koutkekout – En conservant l’expression artistique, demain sera meilleur

« Se dire un bon matin “On va faire un festival de théâtre” : c’est fou, hein? On est dans une dynamique de résistance. Mais faut qu’on fasse en sorte que la situation s’améliore. »

« Malgré la crise politique, sécuritaire, économique que traverse le pays, ce festival débute aujourd’hui même, j’ai envie de dire “Coûte que coûte” »

KOUTKEKOUT - affiche

En Haïti, au temps du choléra et des guerres de gangs, des artistes choisissent les arts vivants pour résister. Malgré la faim et la peur au ventre, les fuites et les fusillades, ils mettent en scène la dignité et le courage d’un peuple. Leurs histoires s’entremêlent entre fiction et réalité. Le théâtre est partout : dans la rue, dans le vaudou, dans la politique…

Koutkekout nous partage le quotidien d’un groupe d’artistes qui prépare leur festival de théâtre annuel à Port-au-Prince : le Festival Quatre Chemins. Coûte que coûte, il doit perdurer, pour conserver l’humanité et la culture haïtienne malgré le contexte, pour que les artistes gardent espoir et continuent de faire vivre le théâtre. À travers les répétitions et les réunions de travail, des valeurs engagées sont défendues au sein de la troupe. En plus de ces engagements politiques, la légitimité et le savoir-faire dont fait preuve Joseph Hillel permettent à ce documentaire de se hisser sur la scène internationale.

L’émergence de questionnements déchirants dans un contexte de guerre de gangs

La place de la culture dans un contexte difficile se trouve au cœur des problématiques exprimées par le film. Comment créer de l’art pour résister? Pourquoi continuer? Alors que les conflits armés font rage entre les gangs, le microcosme formé par les artistes reste imperturbable, à l’abri derrière leur lourd portail surmonté de barbelés. Mieux que cela : leurs difficultés sociales deviennent leur principale motivation pour créer. De même, leur création devient leur source d’espoir pour surmonter le contexte dans lequel ils évoluent.

Une autre question pointée est celle de la fuite : partir pour mieux s’exprimer et vivre de son art, ou rester pour résister? Erthon Edmond exprime l’idée qu’un pays ne peut exister que si les jeunes restent au pays pour le faire vivre. Il explique comment cela fait naître des questionnements et inspirations pour les artistes locaux. La jeunesse fuit chaque jour le pays, mais c’est seulement celle qui reste qui demeure capable de faire évoluer les choses. D’ailleurs, la première tirade de Youyou, filmée en gros plan, concerne son amour à sa terre, dont les étrangers veulent s’emparer.

Tout dans ce documentaire, des paroles aux gestes, montre l’art sous sa forme la plus engagée. Quoi de plus convaincant qu’un artiste déterminé, convaincu lui-même par ce qui l’active? Les questionnements des artistes deviennent leur plus grande force, leur plus belle valeur, celle d’un engagement courageux.

L’engagement politique, contre l’insécurité et pour l’égalité entre tous

L’engagement des personnages de Koutkekout défend plusieurs choses, toutes plus ou moins liées à une seule valeur importante. Abordée sous plusieurs formes du début à la fin, il s’agit de l’égalité entre tous les hommes et les femmes.

Au début, c’est Nathania Périclès qui évoque en premier l’égalité des genres. Elle exprime qu’en plus d’avoir un métier difficile à exercer, elle est aussi une femme, ce qui s’avère également compliqué. D’après elle, il faut davantage s’affirmer pour pouvoir prendre des initiatives et mener des projets. Son double statut de femme et de comédienne l’encourage, lui donne la gnaque. C’est ainsi que je la perçois : comme une personne forte motivée par ses obstacles.

En ce sens, on assiste aussi à une scène de répétition que j’ai trouvé très émouvante : la performance de Schneiderson René. Il danse avec ses escarpins, en hommage à Erzulie, l’esprit protecteur des femmes et des enfants dans la mythologie vaudou haïtienne. Cet homme qui porte des valeurs de femme propose une interprétation qui m’a fait frissonner, même quand il n’en était qu’à sa répétition!

Koutkekout - GuyRegisJr - Engagement politique par 5
Guy Regis Jr.

Ensuite, l’inégalité entre les habitants de Port-au-Prince se retrouve dans le constant sentiment d’insécurité que ressentent les personnes qui témoignent. Certains groupuscules armés sèment la terreur dans les quartiers, au détriment des habitants plus pacifiques qui endurent des conflits qui ne les concernent pas. Guy Régis Jr. exprime cette problématique dans son premier passage à l’écran : « Mon plus grand mal aujourd’hui c’est de ne pas pouvoir me promener tout le temps dans Port-au-Prince à cause de l’insécurité, mais c’est une ville que je connais bien. » Un soir, pendant le tournage, la crainte occupe tous les esprits. À la radio, au téléphone, on apprend que des fusillades se déclenchent dans le quartier. Mais personne ne se laisse démonter, et les préparatifs du festival reprennent dès le lendemain.

Plus tard, on pousse le sujet à fond. Erthon Edmond affirme : « On ne peut pas ne rien faire. Est-ce qu’on peut imaginer une société sans sa culture? On ne peut pas! C’est quelque chose d’ancré en nous. » En écho, l’interview à la radio de Guy Régis Jr. soulève cette question : si on laisse les gangs prendre les espaces mentaux, en plus des zones géographiques, il ne reste plus rien. L’expression artistique, en tant qu’acte de résistance, permet au pays de survivre.

Tout ce qui leur arrive est au cœur de leur mise en scène. Je pense ici à cette scène créative qui représente quelque chose que de nombreux Haïtiens vivent : la fuite de leur domicile à cause de l’insécurité provoquée par les gangs qui envahissent les lieux. Avant de créer cette scène, ils ont réalisé qu’ils étaient tous plus ou moins dans les mêmes situations difficiles. Voilà, l’inspiration commune a porté ses fruits, et une belle scène est née.

Koutkekout - Equipe_Festival4Chemins - Engagement politique fin
L’équipe au Festival 4 Chemins

Enfin, l’engagement le plus important qui apparaît dans Koutkekout, se trouve sans aucun doute dans le devoir de mémoire des Haïtiens envers les populations d’esclaves. Leur combat contre l’esclavagisme représente la force de ce peuple, qui a permis de rompre le Code Noir, de briser les chaînes de centaines de milliers de victimes. Après toutes ces années, la problématique demeure centrale. Frankétienne présente son ouvrage à ce sujet dans la seconde moitié du film. La question du devoir de mémoire des souffrances de ces populations, et pas uniquement de la libération, s’impose. L’expression artistique permet aussi, encore une fois, d’affirmer sa propre liberté physique et intellectuelle, en continuant de lutter contre les inégalités raciales.

Un réalisateur bien placé pour nous immerger dans les rues de Port-au-Prince

Joseph Hillel est originaire de Port-au-Prince, en Haïti. Québécois d’adoption, il vit à Montréal. Cette double appartenance culturelle permet ce superbe partenariat cinématographique.

Joseph écrit, réalise et produit des films documentaires, souvent axés sur l’art et la culture. En 2004, il sort Ordinaire ou Super, qui présente le travail de l’architecte Mies van der Rohe. En 2009 on découvre son portrait du photographe Yousuf Karsh : Karsh appartient à l’histoire. Ayiti Toma, en 2013, nous immerge déjà dans la riche histoire et culture haïtienne. Puis en 2018, Rêveuses de villes (dont Hélène nous a parlé quand il est sorti) nous présente quatre grandes pionnières inspirantes de l’architecture.

Revenons à Koutkekout, magnifique immersion dans la ville haïtienne de Port-au-Prince. C’est en venant pour des castings en Haïti, pour le compte d’un ami, que Joseph s’est imprégné du monde du théâtre local. Fasciné par ces découvertes, il décide de montrer cette facette-là de son pays, trop peu connue à l’extérieur. Joseph n’est pas un étranger qui vient montrer les vérités d’une île éloignée, il a grandi là. Son récit cinématographique en devient plus fluide et naturel, mieux que s’il avait été seulement québécois.

En outre, on perçoit dans le film comme l’équipe de théâtre et celle du cinéma semblent unies sur ce même projet. On sent une cohésion réelle, notamment entre le réalisateur et les différents metteurs en scène, qui guident aussi le scénario et certains plans. Par exemple, on voit un homme de dos qui demande au petit garçon déguisé en diable de lever la tête et de regarder Joseph, juste avant ce plan : 

Koutkekout - JeuneActeurCostumeRouge - Un réalisateur bien placé
Jeune acteur en costume rouge

L’importance de la dimension locale se retranscrit par une belle immersion dans la ville, permise par la caméra. Nombreux sont les plans qui ancrent le spectateur dans les rues de Port-au-Prince et sa vie active. Ainsi, les premières images donnent le ton : on voit la ville, le lever du jour, un plan sur un personnage de théâtre, et on entend des coups de feu. Au fil du récit, on fait régulièrement des pauses pour montrer la vie quotidienne de la ville : des tresseurs de chaises, une femme qui lave son linge, des plans de paysage urbain, le vendeur de pain frais qui passe quotidiennement, ou encore des images d’archives de vie à l’ancienne, etc.

Le théâtre et l’expression artistique s’ancrent pleinement dans la ville. La plus belle séquence qui le démontre est celle de la performance des trois hommes qui se battent et s’unissent dans une rue. Ils se retrouvent à interrompre brièvement leur répétition pour se décaler et laisser passer une voiture… La cohabitation entre vie quotidienne et vie artistique ne semble pourtant gêner personne.

Nathania confirme tout cela, en affirmant que leurs questionnements tournent autour de ce chaos qui traverse le pays, et donc de la ville aussi. Elle soulève la question de ville imaginaire, en parlant d’un peintre connu en Haïti, et donne l’importance de la question « Comment les artistes haïtiens rêvent leur ville? ».

Un documentaire à résonance mondiale

Koutkekout a été présenté en première mondiale au International Documentary Film Festival Amsterdam (IDFA) en novembre 2024.

Ensuite, on le retrouve en première nord-américaine aux Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal (RIDM), co-présentées par le Festival TransAmériques (FTA).
Dès le 2 mai 2025, le film sera à l’affiche à Montréal, à la Cinémathèque québécoise et au Cinéma du Musée. Ce vendredi 2 mai aura lieu la grande soirée de lancement, à 18h30 au Cinéma du Musée.
Dans le documentaire, le rapport au monde de Haïti est exprimé par Guy Régis Jr. dans son discours d’ouverture du festival. Il affirme vouloir défendre l’image qu’Haïti a auprès du monde, en tant qu’haïtien fier de son pays, de son peuple et de cette terre irréductible. « Comme toujours, le monde a entendu parler de nous en mal, toute l’année, comme si un pays n’est que factuellement ce qu’on en dit. La réunion d’une population, d’un groupe d’humaines et d’humains, sur un territoire donné, s’érige toujours en vécu, en aventures heureuses ou malheureuses. Comme toujours, le monde doit s’émerveiller de nous entendre continuer à bellement exister. Tant qu’il y aura âme qui vive, nous oserons oser. » J’adore la force de ce discours, je trouve qu’il représente la majorité des témoignages sur la force du peuple haïtien.

Ce que j’en ai sincèrement pensé

Honnêtement, ce documentaire de Joseph Hillel est une œuvre d’art à part entière. Sans trop connaître l’univers et les œuvres précédentes de ce cinéaste, j’ai tout de suite accroché à Koutkekout. Habituellement, je ne suis pas très « docu », mais devant celui-ci je ne me suis nullement ennuyée, accrochée par les tripes jusqu’à la dernière minute. De plus, je suis sensible à la beauté des plans : magnifiques, pertinents, précis.

L’aboutissement du film, lorsque le festival bat son plein, est juste top. On finit avec de magnifiques notes d’espoirs, avec un positivisme poussé à son apogée, surtout grâce à cette dernière séquence. Pendant cinq minutes, tout le monde fait la fête et danse… Quel beau contraste avec les premiers plans du film, sombres et ponctués de coups de feu ! À la fin, on comprend que le contexte social n’a pas changé, mais que les habitants ne s’empêchent pas de vivre leur vie et ne se restreignent pas pour autant. Et ils ont bien raison!

Koutkekout est présenté au Festival Hot Docs, les 27 et 29 avril 2025.

Bande-annonce  

Fiche technique

Titre original
At All Kosts
Durée
84 minutes
Année
2024
Pays
Canada
Réalisateur
Joseph Hillel
Scénario
Joseph Hillel
Note
8 /10

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Fiche technique

Titre original
At All Kosts
Durée
84 minutes
Année
2024
Pays
Canada
Réalisateur
Joseph Hillel
Scénario
Joseph Hillel
Note
8 /10

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