« It’s a story about insects, a broken camera, damaged celluloid, drawings, back and forths, a film directed from abroad, and a nomadic friend.»
[C’est une histoire d’insectes, d’une caméra brisée, de pellicule endommagée, de dessins, d’allers-retours,un film à réaliser à distance, et un ami nomade.]
Un film inachevé se transmet d’un ami à un autre. Le dialogue entre eux prend la forme d’un voyage traversé par l’éclosion de la Great Eastern Brood X (une couvée de cigales périodiques émergeant prophétiquement tous les 17 ans aux États-Unis), invoquant à la fois le reflet d’un présent post-pandémique et de notre avenir commun. Un road movie composé d’un chœur de voix (humaines et non humaines), de mises en garde de l’histoire, du pouvoir de la nature et de celui de la renaissance.
Avec Chants de l’Est, Matthew Wolkow nous offre un magnifique film essai sur l’amitié, la difficulté de trouver notre place dans ce monde, et les cigales.
En 2021, Matthew Wolkow était prêt à jeter l’éponge. Le jeune réalisateur québécois devait vraisemblablement mettre son nouveau projet documentaire, qui était déjà en production depuis quelque temps, sur pause en raison d’une certaine pandémie mondiale. S’il fut possible pour beaucoup de réalisateurs de « simplement » remettre leur tournage à plus tard, Matthew savait pertinemment que ses sujets n’attendraient pas pour lui. Ces derniers patientaient déjà sous terre depuis 2004, année où la Brood X (aussi appelée Great Eastern Brood – littéralement « la grande couvée venant de l’ouest », appellation presque inquiétante, voir menaçante) se déroula pour la dernière fois.
En effet, à chaque 17 ans et des poussières, des milliards de nymphes de cigales émergent en masse de la terre pour se débarrasser de leur exosquelette, devenant par le fait même adultes. Le grand nombre de cigales en résultant permet donc à l’espèce de survivre malgré la prédation massive dont elle est victime. D’un œil humain, le phénomène prend des proportions presque bibliques; des centaines de milliers de cigales, volants, et surtout, criant en harmonie, résultant en drones bruyants de presque 100 décibels, volume équivalent à plusieurs marteaux piqueurs.
Ainsi, Matthew se retrouvait-il à la croisée des chemins. Devait-il abandonner, sachant que le phénomène ne se reproduirait pas avant 2038, ou se rendre malgré tout aux États-Unis, mettant potentiellement sa santé en danger? Le micro budget d’environ 12 000$ ne lui permettrait pas de faux pas. C’est alors qu’une opportunité inestimable se présenta; son ancien collègue concordien et grand ami Jean-Jacques Martinod, récemment libéré de sa position de professeur dû à des coupures pandémiques, se proposa pour prendre des images pour le documentaire. Le concept était né, celui de correspondances filmiques entre deux réalisateurs se trouvant à des centaines de kilomètres l’un de l’autre, un nouveau procédé pour Matthew, qui jusqu’à présent avait l’habitude d’opérer seul, du moins en tant que réalisateur.
Si je prends autant de temps à décrire la prémisse du film, c’est que celle-ci est indissociable de son propos. À l’image des cigales, on sent un film se dégager de son sujet, et non le contraire. Sorte d’ovni à mi-chemin entre le documentaire et le film essai, rappelant autant les carnets de voyages de Chris Marker que les expériences structuralistes américaines des années 1960, Chants de l’Est représente un véritable bijou de réalisation d’imprévus. Très tôt dans le tournage, lorsque Martinod se rend compte que la Bolex (caméra 16mm aujourd’hui assez vieille, et donc encline à briser) ne tourne pas correctement, les minutes de pellicule jusqu’alors exposées sont vraisemblablement perdues. On décide tout de même de les développer, et ce que Wolkow décrit « d’heureux accident » se produit; oui, le matériel est endommagé, mais en ressort une nouvelle forme de texture rappelant les cigales. Les images sautent, se flouent, à la manière d’un souvenir intangible. On se sent, en tant que spectateur, hypnotisé par ces images qui défilent, littéralement, à l’écran.
Outre la documentation du phénomène Brood X, le film propose tout de même une certaine ligne narrative, bien que mince. Pour chaque année où la couvée se prépare, Wolkow tourne un « portrait » d’un ou une intervenant.e de différents horizons, ayant tous et toutes en commun un désir de s’exprimer sur ce que peut représenter historiquement, politiquement ou philosophiquement la migration. Matthew semble tomber de manière fortuite sur ces individus éminemment intéressants; certains sont des amis, d’autres des étrangers rencontrés à divers moments tels que le… festival de la Cigale (une séquence fascinante, ne serait-ce que pour l’absurdité de son existence)?
Bien que Wolkow s’introduise lui-même dans le film (pour à un certain point questionner la pertinence de ce procédé), il n’en reste pas moins que les sujets sur lesquels il tombe composent le véritable noyau du film. Notons à ce sujet une séquence particulièrement envoûtante mettant en scène un clarinettiste improvisant en plein milieu de la forêt, au centre d’essaims de cigales, ces dernières apparemment insensibles à la présence du musicien. La bande-son commence alors à se marier aux sons des insectes, qu’on rend de plus en plus forts. L’image suit, se distordant de plus en plus, pour ne finalement faire place qu’à un véritable mur de son dont rien n’est facilement distinguable, une expérience sensorielle aussi hypnotisante qu’agressante. Un excellent usage du son, qui prend évidemment une énorme place dans ce film (notons à ce sujet l’incroyable mixage réalisé par le fidèle acolyte de Wolkow, Alex Lane).
Parler davantage de ce film (aussi absurde que cela puisse être, comme il s’agit d’une critique) serait de gâcher la surprise des scènes sans cesse surprenantes qui le compose. Malgré son caractère entomologique, il s’agit d’un film qui parle de quelque chose de beaucoup plus grand, véritable essai qui, à travers son image fascinante et son montage impressionniste, parfois épileptique, on sent une énorme passion, passion que Wolkow essaie de transmettre aux spectateurs, à qui il fait confiance. Il s’agit avant tout pour ses réalisateurs d’une occasion de réfléchir le monde à travers une approche autre qu’anthropocentriste, le tout aidé d’images disproportionnées et de sons aliens, nous rappelant de manière importante que malgré tout, nous ne sommes pas seuls, et qu’il est bon de parfois s’abandonner aux phénomènes naturels, ne serait-ce que pour penser à autre chose que nos propres problèmes, au moins le temps d’un film. À voir dans une salle équipée d’un excellent système de son, préférablement lors d’une projection en présence de Wolkow, qui avec un charme presque naïf et un certain humour, pourra répondre aux questions que vous allez inévitablement avoir une fois le film fini.
Bande-annonce
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